Les propositions du rapport Lambert-Boulard de simplification du droit remis au gouvernement permettront-elles de rétablir la compétitivité de l'économie française ? On peut en douter. Un bel objectif, mais un échec assuré.
Par Philippe Jaunet.
Lorsque les politiques s’intéressent aux méfaits d’une augmentation incontrôlée des règles
Disons-le tout net : il est heureux que nos élus – quelle que soit, du reste, leur tendance politique – se penchent sur cette question, mais aussi qu’ils en comprennent les enjeux.
Chacun sait que des règles excessivement contraignantes ont non seulement pour effet d’entraver inutilement l’initiative privée, mais qu’elles ont aussi un coût – un coût qui obère lourdement le développement de l’économie française. De cela, les auteurs du rapport sont convaincus : « redonner à la France de la compétitivité ne concerne pas seulement son économie, mais également son droit dans un pays où, du fait de l’accumulation des normes et de la complexité des procédures, le temps des papiers se révèle plus long que le temps des chantiers. (…) Cette situation exige un choc de compétitivité juridique. Desserrer les contraintes, accroître la réactivité, réduire les délais d’instruction, retrouver des marges d’initiatives, alléger le coût des règles, rétablir le goût du risque passe par le traitement d’une pandémie grave : l’incontinence normative qui a progressivement freiné l’action, rendu plus difficile l’innovation, absorbé l’énergie créatrice. »
Le problème est donc clairement posé, et on ne peut que féliciter MM. Lambert et Boulard pour la partie descriptive de leur rapport, étant précisé au passage qu’il est placé sous le quadruple patronage de Montaigne, de Montesquieu, de Saint Just et de… Pierre Dac. On l’aura compris, les auteurs ne se prennent pas au sérieux, de sorte qu’on peut tout à fait conseiller la lecture de ce rapport à tous ceux qui évitent, en temps ordinaires, les documents officiels. Même conseil à tous ceux qui voudraient renouveler leur stock d’anecdotes révélant l’absurdité du système. Un exemple ? L’affaire du scarabée pique-prune. La découverte de cet insecte protégé sur le tracé d’une autoroute a conduit à retarder le chantier pendant près de dix ans (!), jusqu’à ce que les agents en charge de la question comprennent que la réalisation de l’autoroute ne menaçait nullement la survie de ce scarabée, très présent dans la région… Et ce n’est là qu’un échantillon des divers projets mis en échec par un droit apparemment devenu fou.
Malheureusement, l’intérêt du rapport s’étiole au fil des pages car s’il part d’un bon sentiment et qu’on peut tout à fait en partager les idées forces, il est possible d’avoir un jugement plus nuancé quant aux solutions concrètes qu’il préconise.
Une erreur de cadrage
Remise du rapport à J.-M. Ayrault le 23 mars.
Lors de la conférence de presse qui a accompagné la présentation du rapport, on a beaucoup parlé des contraintes pesant sur les entreprises, les services de communication du gouvernement voulant manifestement nous convaincre de la nécessité d’améliorer la compétitivité de l’économie française, en revenant sur les lois les plus folles. Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, le rapport ne mentionne aucune des contraintes qui pèsent sur nos entreprises… On dira peut-être qu’il n’y a là rien d’étonnant, le Premier ministre ayant à l’origine simplement demandé à MM. Lambert et Boulard de lui soumettre un toilettage des textes applicables aux seules collectivités locales – un domaine, on en conviendra, bien plus limité que ce que laisse supposer un rapport intitulé, en toute simplicité : « rapport de la mission de lutte contre l’inflation normative ».
Cette erreur de cadrage – car c’est bien une erreur – appelle deux observations.
D’abord, le rapport ne concerne pas directement l’économie. En effet, hormis les entreprises du bâtiment et des travaux publics ou celles qui se sont spécialisées dans la gestion des services publics – et qui, du fait même de leur activité, sont soumises aux mêmes règles que les collectivités locales –, les nombreuses difficultés rencontrées quotidiennement par les chefs d’entreprise français sont passées sous silence. Or, c’est justement là que gît la principale faiblesse de notre économie. Il ne s’agit donc pas de critiquer les propositions de réforme intéressant le code général des collectivités territoriales, le code des marchés publics, le code rural, le code de l’environnement, le code de la construction et de l’habitat, le code l’urbanisme… Seulement, il importe de comprendre qu’il y a bien d’autres branches du droit qui devraient être simplifiées dans un souci d’amélioration de la compétitivité des entreprises, au premier rang desquelles il faut citer le droit du travail ou le droit fiscal (avec ses deux codes titanesques à renvois multiples). Car ce dont la France a réellement besoin, ce n’est pas d’un simple toilettage des textes, comme le laisse entendre le rapport, mais bien d’un changement de politique.
Ensuite, et bien que la plupart des pistes de réflexion avancées soient pertinentes, il semble que le rapport entretient (à dessein ?) la confusion entre « déréglementer pour libéraliser l’économie » et « déréglementer pour libéraliser les capacités d’action des collectivités locales », alors qu’il s’agit bien évidemment de choses distinctes. Il s’agit en effet de savoir ce que l’on veut : ou bien faciliter l’initiative privée, ou bien faciliter l’investissement public. Ce n’est pas la même chose. Alors, il est certain que les élus locaux ne doivent pas être soumis à des règlementations absurdes, d’autant que leur responsabilité (notamment pénale) s’est accrue dans des proportions inquiétantes. Néanmoins, nombre des prétendues « contraintes » auxquelles ils sont soumis ont leur raison d’être, dès lors que les élus locaux utilisent un argent qui n’est pas le leur, mais qui est celui des contribuables. Il y a là sans doute quelque chose de bien connu, mais qu’il n’est pas inutile de garder à l’esprit lorsqu’on parle de supprimer des règles de droit applicables aux personnes publiques.
Quoi qu’il en soit, il est difficile d’en tenir rigueur aux rapporteurs, qui ne pouvaient entreprendre l’étude des différentes règles qui entravent inutilement le développement de l’économie française, en un document unique. Mais mêmes les solutions d’ordre général mentionnées en fin de rapport ne semblent guère convaincantes.
Tout au long du texte, MM. Lambert et Boulard soutiennent qu’il y a trop de lois en France et que, par conséquent, il convient d’abroger certaines règles. Abroger, dans la langue du droit, cela signifie déréglementer. D-é-r-é-g-l-e-m-e-n-t-e-r ! Mais voilà un projet d’apparence très libéral, et qui semble des plus prometteurs ! Malheureusement, les espoirs du lecteur sont déçus dès la page 7 où les auteurs rejettent « une dérégulation générale dont les dangers en économie ont été démontrés. Une société a besoin de normes, mais il en est des normes comme du poivre et du sel. Leur absence comme leur excès rend le tout inconsommable. Il nous faut retrouver, là comme ailleurs, le sens des proportions. » En vérité, personne ne réclame une dérégulation générale de l’économie ; et l’on aimerait rappeler que supprimer des réglementations sectorielles dont la nocivité a été démontrée, n’implique évidemment pas de supprimer les règles de droit qui ont, elles, fait leurs preuves depuis longtemps… Mais passons. Pour les rapporteurs, l’abrogation ne doit viser que des règles dont l’absurdité est avérée ; et pour éviter la réitération de cette situation, des réformes d’ordre institutionnel suffiraient. Il est vrai que certaines mesures, notamment constitutionnelles, sont tout à fait pertinentes et nous les soutenons entièrement. Seulement, les auteurs savent bien que des garde-fous juridiques ne peuvent fonctionner qu’après un procès… C’est donc, sans surprise, aux solutions non-contentieuses qu’ils accordent le plus de place.
Première solution envisagée : privilégier, autant que faire se peut, la norme contractuelle aux normes obligatoires comme la loi, le décret, le règlement… autrement dit les commandements édictés par l’administration. L’idée est intéressante, mais doit là encore être bien comprise : il ne s’agit pas, pour les auteurs, de ne garder que les lois nécessaires afin, ensuite, de laisser les citoyens se débrouiller par eux-mêmes, dans le cadre de rapports contractuels librement conclus. Non ! Il s’agit de substituer aux règles imposées par l’État des règles négociées, comme les règles issues de la normalisation privée. Or il s’agit là de toute autre chose : aucune « libéralisation » dans cette « déréglementation », la liberté reconnue consistant uniquement dans la possibilité de prendre part aux négociations, aux fins de participer à la création de la règle. Tout ceci n’a certainement rien à voir avec des normes contractuelles, au sens où on l’entend habituellement.
Prenons le cas des normes édictées par les experts de certains organismes privés de normalisation (cas de l’AFNOR en France). Ces normes techniques sont effectivement négociées par les entreprises auxquelles elles s’appliqueront ultérieurement ; mais elles ne peuvent être modifiées, une fois qu’elles ont été approuvées. Elles ne doivent donc pas être confondues avec les clauses d’un contrat qui, elles, peuvent toujours évoluer (personne ne vous force à rédiger constamment vos contrats de la même manière). Loin d’être aussi souples que l’outil juridique contractuel, les normes techniques demeurent des règles « bureaucratiques » qui n’ont parfois rien à envier aux règlementations publiques quant à leur complexité. Du reste, on voit mal pourquoi ces normes techniques seraient supérieures aux règles édictées par l’État puisque parmi les absurdités mentionnées par le rapport, on trouve de nombreuses normes techniques issues des organismes privés de normalisation, à l’instar de la norme NF S 32 002 du 20 décembre 2004 relative aux dispositifs répétiteurs de feux de circulation à l’usage des personnes aveugles ou malvoyantes. Il en va de même pour d’autres normes concertées, comme les conventions collectives en droit du travail. Croit-on sérieusement qu’une convention collective est un instrument plus efficace que la loi, du fait qu’elle est produite par les représentants du patronat et des syndicats qui en sont encore à refuser l’économie de marché ? Plutôt que d’obliger les parties à se réunir sur n’importe quel sujet, ne serait-il pas plus facile d’en revenir au système antérieur, reposant d’une part sur des lois édictant des règles d’ordre public, et de l’autre sur des contrats de travail librement négociés ?
La seconde solution envisagée consiste à faire appel à l’administration pour réformer l’administration – ce qui peut sembler quelque peu déroutant dès lors qu’il s’agit là d’une proposition s’inscrivant dans le droit fil de la logique administrative que les rapporteurs prétendent pourtant rejeter… Quelques exemples suffisent à le prouver. Tel est le cas, par exemple, de la proposition de création d’une nouvelle entité administrative chargée de simplifier le droit, un « Médiateur de la norme » chargé « de garantir l’écoute, le dialogue et le règlement amiable des différends qui peuvent naître entre l’administration centrale et l’administration locale dans la mise en œuvre des normes ». Et ce n’est pas tout, puisqu’il est également fait la suggestion que le chef du gouvernement adresse aux agents des administrations déconcentrées une lettre sur « l’Interprétation Facilitatrice des Normes » disant, en substance, « qu’à l’exception des normes touchant à la sécurité, il est demandé aux [agents publics] de veiller, lorsqu’[ils] font application d’une norme, à en délivrer une interprétation facilitatrice tenant compte des circonstances de temps, de lieux, de moyens et d’intérêt du projet ». Et l’on parle de simplification ? En réalité toutes ces propositions sont connues, et d’ores et déjà mises en œuvre. Ainsi, on sait que le préfet exerce un contrôle de légalité auprès des collectivités locales ; mais il faut dire que, dans la pratique, ce contrôle a évolué vers une fonction analogue à celle de « Médiateur de la norme », de même que « l’Interprétation Facilitatrice des Normes » ne présente guère de différences avec une circulaire interprétative, comme il en existe déjà des centaines. Prenons un exemple concret : le code des marchés publics. Il est, à l’évidence, très compliqué. Seulement, il existe d’ores et déjà une circulaire expliquant, en termes simples, ce que le décret permet, et ce qu’il interdit. L’administration – et c’est tout à son honneur – réalise donc bien d’importants efforts pour simplifier ce droit devenu fou. Un autre exemple, non visé par le rapport, est celui de la fiscalité. Il est certes aisé de critiquer les agents des impôts ; mais via la technique du rescrit, ils apportent au contribuable une information de qualité. Malheureusement, ils ne peuvent s’extraire des termes de la loi. Si la loi est mauvaise, c’est elle qui doit être changée, et elle seule.
Et si le problème n’était pas juridique, mais politique ?
En dépit des nombreuses citations qui émaillent leur rapport, les auteurs ont oublié un juriste qu’ils auraient pu mentionner s’il n’était pas aussi connoté politiquement : le doyen Ripert qui, dans Le déclin du droit (1948), avait déjà clairement exposé la dérive de notre système juridique. Rappelons la conclusion de cet éminent civiliste : « les esprits critiques dénoncent la mauvaise rédaction des lois, la confusion des pouvoirs, les conflits de juridiction, l’arbitraire des décisions. Mais on ne veut pas dénoncer la source même de ce mal : l’excès de réglementation ».
« L’excès de réglementation », tout est dit. Mais la solution de Ripert est tout à fait différente à celle que préconise le rapport dans la mesure où elle passe tout simplement par « moins d’État ». Pour cette raison, toutes les propositions de simplification du droit sont utopiques. Certes, il est possible – et même nécessaire – de simplifier certaines formalités comme les déclarations d’impôts ou les autres démarches administratives répétitives. Mais, de la même manière qu’un individu qui n’a jamais fait de comptabilité aura beaucoup de mal à comprendre des notions usuelles comme l’amortissement ou la comptabilisation en juste valeur, un individu qui n’a jamais fait de droit aura du mal à comprendre des notions usuelles comme l’usufruit ou l’exception d’inconstitutionnalité. Cette complexité est en quelque sorte nécessaire. En revanche, de la même manière que la comptabilité n’a pas à dire sur quel papier on doit dresser son bilan, le droit n’a pas à se perdre dans des détails techniques ou compliquer des mesures complexes, mais nécessaires, par une succession de formalités inutiles… et c’est bien là le nœud du problème. Libérons l’urbanisme, libérons l’activité économique, libérons le travail – mais maintenons des lois là où il est nécessaire d’imposer des règles. La solution est connue, et conforme aux aspirations véritables des libéraux.
Mais qui interdit au législateur de s’en tenir à poser des règles générales, et faire confiance pour le reste au bon sens des Français ? Personne. C’est donc aux politiques à évoluer. Pas au système.