Nous rangeons les affaires avant le petit-déjeuner pour partir aussitôt après. Les Tibétains lors du départ balancent les ordures dans un trou. Scandale belgo-suisse (cela ne se fait pas !), relayé par les principes écolo des filles du sud (cela pollue la nature !). “Cela” suscite aussitôt une discussion animée dans le bus sur « ces sous-développés qui n’en ont rien à foutre » (je résume). Quant à moi, si je suis pour la préservation du paysage, j’essaie de comprendre avant de juger abruptement. Je suis toujours étonné du manque de mémoire des gens. Ces comportements chinois d’aujourd’hui n’étaient-ils pas ceux de nos parents dans les années soixante ? Ils avaient bonne conscience, comme les Tibétains qui nous accompagnent. Ils étaient ignorants, comme eux. Comment peut-on avoir oublié cela ? Il faudra bien une ou deux générations pour que le développement induise une conscience plus aiguë du respect dû à la terre. Leur adaptation se fera lorsqu’elle deviendra nécessaire, tout comme nous commençons à protéger les forêts, à réglementer la pêche et la chasse, et à réguler le trafic automobile. Les changements sont lents, mais ils surviennent. Michel et moi échangeons un regard navré : toutes ces jacasseries pour si peu de choses ! Rien pourtant qu’une réflexion sommaire ne permette de remettre à sa vraie place ! Excitées par cet apéritif, les filles poursuivent le vain bavardage : y passent successivement le Japon (les filles : quelle horreur ! – Gérard : pas du tout !), le zen (mystérieux), Castaneda (fascinant)… Michel me murmure : « ça me saoûle ! » Seuls les White Rabbit, ces caramels chinois qui collent les dents, réussissent à ramener le calme faute de pouvoir articuler avec les mâchoires coincées.
Nous croisons sur la piste des tentes de nomades ; elles sont d’habitude plus nombreuses au bord du lac, selon Gérard qui est venu ici plusieurs fois. Les gamins crasseux, une épaule nue toujours sortie de leur tunique de feutre parce que leur agitation leur donne chaud, nous font signe. Les troupeaux de yacks et de moutons broutent paisiblement l’herbe riche de cette zone presque marécageuse qui repousse toujours, bien que mille fois broutée. Le soleil se voile ; il fait humide ; des plaques de grêle tombée hier subsistent dans les creux du sol. Pas de photo : on ne peut pas cadrer dans les cahots de la piste.
Le bus franchit péniblement le col car la route est boueuse et ravinée par les tombées de pluie et de grêle des jours précédents. On manque plusieurs fois de s’embourber mais le camion, placé en tête du convoi par précaution, n’a finalement pas à intervenir. Sur le chemin, nous observons la tonte des moutons, directement au couteau. On saisit la bête par une patte arrière, on attache pattes avant et pattes arrières, puis on racle le cuir avec une lame aiguisée. La laine part en touffes. Une fois tondue, la bête est détachée et repart en chancelant, grossièrement ébouriffée.
En bas du col, sur l’autre versant, nous nous arrêtons pour pique-niquer : nous avons mis en effet plusieurs heures pour parvenir jusqu’ici tant la piste ne permet pas de rouler plus vite qu’un yack au pas. Nous sommes installés entre deux tentes de nomades et nous sommes vite entourés de femmes et d’enfants, venus par curiosité et dans l’espoir de grappiller quelque chose. Un petit de 6 ou 7 ans, habillé de gris, à face ronde, est très aimé de sa maman. Il lui donne tous les biscuits ou friandises qu’on lui donne ; elle les enfouit sous sa tunique, près de ses seins. Un 13 ans portant chapeau et tresse déjà longue arbore une turquoise à l’oreille. La plupart des gamins portent un médaillon en plastique avec une photo du panchen-lama, seul religieux de haut rang toléré par les autorités chinoises (par politique, le panchen s’est toujours opposé au dalaï-lama). L’image du dalaï-lama est “interdite”, subversive ! Ils portent souvent au revers du médaillon transparent une image de Maitreya, le bouddha de l’avenir, appelé Jampa au Tibet. Véronique s’assied au sol, pour être à hauteur tibétaine, et entreprend les femmes sur leurs colliers. Elle a le contact facile, même sans parler un mot de langue locale, et la halte est plutôt sympa.
Le ciel gris ne tarde pas à nous rattraper comme nous reprenons la route. Nous repassons par Damxung pour quelques courses. Les filles font de nouvelles provisions de White Rabbit et de pommes pour les petites faims impromptues. Entre militaires chinois et nomades tibétains, notre passage fait courir une onde de curiosité. Verena, trônant dans le bus et regardant la société de sa fenêtre fermée, commente comme aux courses les manipulations de marchandises d’un couple de Tibétains à cheval, « qui vient au supermarché se réapprovisionner pour le weekend » (dit-elle). Lors d’un arrêt, je suis surpris par la chaleur que darde un soleil pourtant voilé. Nous ne sommes plus à si haute altitude et la vallée doit conserver la chaleur. En face de nous les glaciers se découpent à vif en arêtes pyramidales sur le ciel azur. Nous laissons derrière nous les nuages noirs d’un orage sans cesse menaçant. Le Tibet est un pays de contrastes incessants.
Au lieu-dit le « col des Nyenchen Tanglha », sur la route de Lhassa, nous bifurquons sur une piste. Nous installerons le camp plus haut, le dernier camp avant Lhassa, l’ultime du trek. Le carrefour est un lieu sacré, comme tous les points remarquables. Des drapeaux de prières volettent aux vents, malheureusement accrochés à un stupa de béton hideux. A terre, des centaines de petits papiers colorés sont répandus : ce sont les « chevaux du vent », ces imprimés que l’on jette en offrande aux dieux et à l’air qui passe. Tamponnés d’animaux sur fond vert, rose, fuchsia, blanc, bleu ou jaune – les couleurs symboliques de la Voie, ils sont destinés à qui les ramasse. Pensées qui s’envolent, geste sacré de répandre la parole.Nous nous arrêtons sur les pentes au « camp de base » des glaciers de la chaîne des Nyenchen Tanglha, de peu d’intérêt, surtout en fin d’après-midi, l’heure à laquelle nous arrivons. Le ciel se couvre de plus en plus, les glaciers se voilent de nuages. Il n’y a rien à voir. Nous posons nos tentes auprès d’une construction aux murs d’enclos construits de galettes de bouses, réserve de combustible et presque trésor en ce lieu où il n’y a pas de bois de chauffage. Les enfants des nomades surgissent rapidement et regardent ce que nous faisons. Ils sont gentils, terreux, vêtus de pulls ou de tuniques superposés, les joues rougies par allergie au soleil trop vif, les yeux noirs et brillants, le cou plus pâle où l’on distingue souvent un brin de laine soutenant une amulette, le rire prompt. Je liquide mes stylos et ils sont ravis. Michel leur fait des tours de cartes et les plus grands, qui comprennent, sont fascinés par cette magie.
Dès qu’il commence à pleuvoir, les petits nomades disparaissent pour réapparaître un peu plus tard couverts d’une épaisse tunique de yack étanche, poils en dedans. Malgré leur air d’être toujours livrés à eux-mêmes, leurs mères s’occupent bien d’eux. La soirée nous réunit pour notre dernier repas sous tente. Steak de yack et frites fêtent cette cène, suivis d’un gâteau en pâte d’amande préparé par Maïla le cuisinier, et décoré de blanc d’œuf monté en neige. Il a écrit à la douille : « see you again, happy nice group. » C’est gentil et nous l’applaudissons très fort.