Roman-photo, poème métaphysique, La Jetée est le film culte qui inspira Terry Gilliam pour son excellent L’Armée des 12 singes. En quelques mots et quelques images, Chris Marker raconte la destinée de l’humanité et l’existence d’un homme. Et livre une réflexion intense et très troublante sur la condition des hommes, englués dans le passage du temps.
Synopsis : Paris, après la fin de la 3ème Guerre Mondiale. La surface de la Terre est devenue inhabitable. Dans les sous-sols, les scientifiques essaient d’établir un corridor temporel pour « appeler le passé et l’avenir au secours du présent »…
La Jetée fait partie de ces rares courts métrages qui sont restés dans la postérité comme des œuvres de cinéma à part entière (on pense notamment au Chien andalou de Buñuel ou au Nuit et Brouillard de Resnais). Il s’agit d’un film très simple et follement complexe, d’un récit narratif et d’un essai expérimental.Comme si Chris Marker avait réussi à confondre en un même objet ce qui d’habitude s’oppose. Alors, La Jetée, est-ce vraiment du cinéma, ou bien simplement de la photographie? Le film rappelle qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre l’un et l’autre, et si l’illusion du mouvement est habituellement le fait de la vitesse de projection des images fixes, elle est ici le fruit de notre imagination.
Les photos nous sont présentées une à une, très loin du fameux 24 images par seconde. On a bien le temps de voir que ce sont des photos, que rien ne bouge. Et pourtant, la voix off accompagne les images de sorte que notre esprit comble les trous, rajoute le mouvement qui manque, donne aux images la fluidité qui en ferait un film.
Le montage est habile, parfois en coupe sèche, parfois en fondus enchaînés poétiques. S’il n’y a que des fragments de réalité, c’est que La Jetée est un film sur la mémoire, et que celle-ci ne nous permet jamais d’accéder à la continuité du passé. Ce qui différencie essentiellement les souvenirs des événements tels qu’ils ont eu lieu, c’est l’écoulement du temps, que l’esprit ne sait pas recréer. Alors, à partir de photographies sensibles du passé, il imagine, il utilise sa raison pour recoller les images multiples qui forment les souvenirs.
Le film de Marker fonctionne comme la mémoire, il demande à notre esprit de travailler à partir de quelques images qui font office de souvenirs et d’un monologue qui fait office de pensée. Il nous demande de nous rappeler, et nous donne les éléments qui nous manquent pour nous approprier la vie d’un étranger.
Si l’homme du film ne fait que divaguer d’un souvenir à l’autre, il n’arrive à se superposer vraiment avec ce qu’il vit que dans une très courte séquence, magnifique de poésie, quand enfin le cinéma reprend le dessus sur l’image figée et offre au héros malheureux le temps si fragile et si précieux de l’amour.
Car c’est bien cela le sujet du film, le temps qui passe et qui ne revient pas. Alors, il reste la science-fiction, et Chris Marker nous invite à une expérience métaphysique du voyage temporel. Le passé, le présent et le futur entrent en collision dans une œuvre poétique qui parle avant tout d’amour, de mort, de guerre, et des destins enchevêtrés de l’individu et de l’humanité.
Et quand, au-delà des couloirs temporels, le passé et le futur se rejoignent enfin, quand on assiste au rendez-vous funeste programmé depuis toujours, alors le sens de la vie se réduit tragiquement à la mort. Et on est devant l’une des fins les plus déchirantes de l’histoire du cinéma, que Terry Gilliam reprendra dans son magnifique L’Armée des 12 singes.
Au-delà de cette passionnante fable post-apocalyptique et des fascinants recours du futur pour survivre (un double futur, le premier hanté par les spectres d’Auschwitz et d’Hiroshima, le second habité par des hommes qui ressemblent à des âmes), c’est donc l’absurde tragédie de la vie de chaque être humain qui nous est contée. Car comment survivre, comment aimer, comment même envisager l’avenir quand depuis très jeunes, nous sommes forcément obsédés par notre propre mort?
Note : 9/10
La Jetée
Un film de Chris Marker avec Jean Négroni, Helene Chatelain, Davos Hanich
Science-fiction – France – 28 minutes – 1962
Prix Jean-Vigo 1963