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L’interview : Chris Dercon, directeur de la Tate Modern, Londres

Publié le 16 avril 2013 par Jsbg @JSBGblog

 L’interview : Chris Dercon, directeur de la Tate Modern, Londres

Avant de prendre la tête de Tate Modern en 2011, Chris Dercon (né à Lier, Belgique, en 1958) a fondamentalement transformé la Haus der Kunst à Munich en un véritable laboratoire expérimental de la scène contemporaine et a réussi à l’inscrire sur la carte des institutions de référence (2003-2010). Il a précédemment dirigé le Museum Boijmans van Beuningen à Rotterdam (1996–2003) et a été directeur fondateur du Witte de With à Rotterdam (1990-995). C’est à New York qu’il a commencé sa carrière institutionnelle en tant que directeur artistique au PS1 Museum de New York en 1988.

Son credo en quelques citations : « Il nous faut repenser le musée non seulement dans sa substance physique, mais comme organisation sociale » ; « inclusivity instead of exclusivity » (l’inclusivité plutôt que l’exclusivité), en particulier dans le cadre du débat entre musées publics et musées privés ;  les arts visuels sont comme une éponge, c’est un grand espace culturel mais qui ne sait plus s’auto définir ;  « art is not about consensus, about compromise, art is about establishing confidence, it is about discovering… » (l’art ne parle pas le langage du consensus, du compromis, l’art c’est prendre confiance, l’art c’est découvrir…).

J’ai rencontré mardi dernier à Genève, avant sa conférence au Mamco (Musée d’art moderne et contemporain) un homme passionné et engagé. Un brin provocateur, Chris Dercon est un  empêcheur de tourner en rond, mais avant tout un humaniste et un utopiste, un constructeur aussi. Après cet entretien, vous ne verrez plus le musée – et la société – de la même manière !

 

L’interview : Chris Dercon, directeur de la Tate Modern, Londres

JSBG – Vous avez été journaliste indépendant, producteur de documentaires, commissaire d’expositions, plus récemment, vous décriviez votre poste à Tate Modern comme celui d’un rédacteur en chef, d’un producteur, d’un collecteur de fonds, d’un « change manager » – comment gérer-vous ces multiples rôles et avez-vous des préférences ? Chris Dercon – Je crois qu’il faut surtout accepter cette schizophrénie. Je suis principalement responsable des ressources humaines, je définirais mon rôle comme celui d’un producteur : il s’agit d’un travail d’équipe et il faut savoir être là pour l’équipe, du personnel d’accueil aux conservateurs. Vous savez, Londres est une ville où les conditions de vie sont très difficiles : il y a un véritable problème d’inégalité des classes sociales, des salaires minables, l’exploitation financière des jeunes qui recherchent une expérience professionnelle, c’est inacceptable. Beaucoup de jeunes sont volontaires à Tate Modern, parce qu’ils espèrent ainsi obtenir un poste un peu mieux payé dans leur futur professionnel. Il n’y a pas de tabou pour moi et je me bats pour améliorer les conditions de travail de notre équipe.

La crise économique n’est qu’un aspect d’une profonde crise des valeurs de nos sociétés contemporaines – quel est le rôle du musée dans ce contexte ? Le musée public est un lieu où de nombreux intérêts très divers sont en constante négociation. Les musées sont des lieux pleins de contradictions, contradictions entre les œuvres, entre les cultures, entre les hommes et les points de vues, entre valeurs éthiques et valeurs économiques ; et les musées apprennent à construire avec et à partir de ces contradictions. Le musée est également le lieu où l’on peut voir ce que la société de consommation refuse, comme la question de la réparation : dans l’industrie, un objet cassé se remplace, mais au musée – et c’est sa condition même – se pose la question de la conservation et donc de la restauration. Dans nos sociétés, les nouvelles technologies de l’information dictent un refus de l’oubli, tandis que la collection du musée est son contraire. Le musée est ainsi le lieu où paraissent ou réapparaissent des objets, des pratiques oubliées, d’un autre temps ou d’un autre horizon géographique. Les gens y viennent découvrir et apprendre des choses qu’ils ne savent plus faire, comme par exemple choisir, prendre des décisions, donc apprendre à oublier. C’est ce que font les conservateurs et les commissaires d’exposition en permanence : sélectionner ce qu’on garde et ce qu’on ne garde pas de la culture contemporaine, choisir pour créer du sens. La société a besoin de dépasser le simple système production – consommation, et le musée y contribue en s’offrant comme un espace où exprimer une nouvelle subjectivité, où chacun peut vivre une nouvelle expérience subjective.

Quel rôle pour les nouveaux média et le web dans les musées d’aujourd’hui : si les nouvelles technologies constituent effectivement une nouvelle opportunité de dialogue avec ses publics, un musée virtuel ne risque-t-il pas de détourner les publics de la visite physique au musée ? Non, je ne crois pas que ce soit une menace. Le challenge du digital pour le musée est au contraire quelque chose d’extraordinaire. C’est une nouvelle dimension [nda : un parfait exemple d’une extension qui n’est pas un agrandissement architectural du musée], une manière de développer son audience en terme de relation et non seulement avec le nombre de visiteurs physiques de l’institution. C’est formidable que chacun puisse constituer sa propre collection, que chacun puisse donner et partager son avis, ses expériences. Vous savez, les visiteurs de musée aujourd’hui ne sont pas de simples spectateurs, de simples consommateurs ; ils veulent participer activement, être sollicités, ils veulent partager, dialoguer et aspirent de plus en plus à devenir des contributeurs [nda : pour les abonnés de Twitter, suivez et participez par exemple au débat #TateQuestion Can food be art?]. Si nous développons au musée des nouveaux projets d’interaction qui vont au-delà de la simple visite guidée, comme divers ateliers performatifs ou par exemple « These Associations », le projet de Tino Seghal pour la Turbine Hall en 2012, les nouveaux média et l’Internet participent aussi de la réponse du musée à ces attentes [nda : ne manquez pas BMW Tate Live, une série d’événements et performances qui sont pensés exclusivement pour le web]. 

Votre marque de fabrique, si l’on puit dire, c’est cette lecture horizontale et verticale de l’art, où se rencontre l’art ancien, l’art moderne et l’art contemporain, comme l’art européen, l’art africain et l’art indien, l’art d’Amérique du Nord comme l’art d’Amérique latine ; que pensez-vous de l’art contemporain intégré dans un musée comme le Louvre – où il n’est qu’un très petit département et par ailleurs peu connu du public ? Il y a deux aspects : d’un côté les musées encyclopédiques ont aujourd’hui besoin comme tout autre musée de nouveaux publics, de nouveaux financiers, de nouveaux réseaux ; de l’autre, ils se doivent, pour rester encyclopédiques, d’incorporer la dimension contemporaine. Se pose alors la question de qu’est-ce qui est contemporain ? Est-ce que dans dix ans ce sera encore contemporain ? La modernité à Lagos n’est pas la même qu’à Londres, ni la même qu’à Rio ou à Kiev. En fait, l’idée même de chronologie disparaît. Je pense à la notion grecque de « kairos » (qui s’oppose à « chronos », soit la notion linéaire du temps physique), où le temps est comme un don : tout d’à coup, le temps n’est plus quelque chose de différé, l’instant prend une autre dimension. J’aime la métaphore utilisée par l’artiste vidéaste Bill Viola dans le New York Times pour décrire l’avenir du MoMA dans les années 1990 : « un site Internet qui permet au spectateur de se déplacer à travers l’espace et le temps de manière verticale et horizontale simultanément.» 

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Un pertinent questionnaire selon JSBG:

  •  Quel est votre plus grand vice ? Ne pas pouvoir vivre sans smartphone
  • Qu’est ce qui vous fait peur ? Ne pas pouvoir prendre une décision ; il vaut mieux prendre une mauvaise décision que pas de décision du tout 
  • Vivre au 21ème siècle, plus facile ou plus difficile qu’avant ? Plus facile
  • Plutôt Facebook ou Twitter ? J’essaie d’éviter
  • Qu’est ce que vos parents vous ont légué de plus précieux ? La curiosité pour les choses que je ne connais pas
  • Où vous voyez-vous dans 10 ans ? J’aimerais être un passeur : guider les jeunes artistes, conservateurs, curateurs – d’autres l’ont fait pour moi, Serge Danet en particulier, j’aimerais à mon tour le faire pour les générations suivantes

Pour illustrer son interview, Chris Dercon a choisi une œuvre de Richard Hamilton qui non seulement renvoie à son propos – demain c’est aujourd’hui – mais il évoque également l’achat de son premier catalogue, un catalogue de Richard Hamilton justement, vers 10-13 ans. D’autre part, Tate Modern consacre une importante exposition à Richard Hamilton au printemps 2014 – rendez-vous est donc pris !

Un grand merci à Chris Dercon pour son temps et au Mamco pour avoir permis cette rencontre.

Carole Haensler Huguet

L’interview : Chris Dercon, directeur de la Tate Modern, Londres

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