Documentaire terrifiant qui montre la continuité du régime indonésien depuis le massacre de 500 000 à un million de personnes supposées communistes en 1965. Joshua Oppenheimer dresse le "portrait de l'Indonésie d'aujourd'hui. Un pays gangrené jusqu'à l'os par des groupes paramilitaires fascisants, ressemblant étrangement à ceux qui, il y a près d'un demi-siècle, se sont chargés du carnage."
Les Jeunesse Pancala accueillent près de 3 millions de membres...
Ce film est une descente au plus profond de l'abysse de l'abjection humaine.
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Source : Telerama
On est d'abord frappé de stupeur. Tout paraît choquant, effarant, obscène. Est-ce un canular de mauvais goût ? Une farce kitsch et trash dans l'archipel indonésien ? Une chose est sûre : ces presque deux heures passées en compagnie de tortionnaires relèvent de l'expérience extrême... Octobre 1965. L'armée prend le pouvoir à Jakarta. Pendant plus d'un an, la junte extermine les membres et sympathisants du Parti communiste local : entre cinq cent mille et un million de personnes, selon les estimations.
Pour raconter ce génocide oublié, le documentariste américain Joshua Oppenheimer se tourne vers les rares survivants, qui refusent de parler, trop dangereux. Ce diplômé de Harvard part alors à la rencontre des tueurs eux-mêmes, toujours bien en cour dans l'Indonésie d'aujourd'hui : une poignée de mafieux psychopathes, ravis de se vautrer dans leurs souvenirs sanglants. Il leur propose de rejouer leurs crimes dans des mises en scène de leur choix. Le dispositif enthousiasme le leader des sadiques, un certain Anwar Congo, crinière chenue et silhouette juvénile dans ses costumes en lin, soucieux de son élégance jusque sur les lieux de supplice où il évoque, comme d'autres le bon vieux temps, sa méthode pour tuer sans « tacher ». Il s'agit, dit-il, de « montrer la vérité ». Quitte à l'habiller de chimères pour divertir le public.
Au dépouillement des scènes de torture ou d'exécution répondent ainsi d'extravagantes séquences musicales et dansées — sommet de bouffonnerie exotique — où des danseuses emplumées se dandinent sur fond de jungle luxuriante. Très dérangeante, cette collusion-collision entre le réel et la fiction ne stylise pourtant pas l'horreur. Elle en révèle au contraire la face la plus crue, en donnant accès, via leur imaginaire, au point de vue des assassins. Et à leur sentiment d'impunité. A mesure que ses « personnages » fanfaronnent, exposent leur abjection comme un trophée, se glissent même dans la peau de leurs victimes, on sent croître la stupéfaction de l'Américain. Il ira cependant au bout de la noirceur, pour découvrir ce que cache l'exhibition du mal.
Dans cet exercice de cinéma-vérité, il n'y a pas plus de voix off (pour nous dire quand il convient de s'indigner) que de complaisance. Fallait-il filmer la reconstitution de la mise à sac d'un village, à laquelle sont « conviés » des enfants terrifiés ? Dans S21, La Machine de mort khmère rouge, Rithy Panh avait choisi l'épure pour confronter bourreaux et rescapés du génocide cambodgien. En laissant les assassins recourir au sensationnalisme, Joshua Oppenheimer vise paradoxalement le même but : faire remonter le massacre des profondeurs de l'Histoire. Comme de la bile.
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Descente sans filet dans les bas-fonds de l'âme humaine, (...) Congo et sa clique se prennent pour des« gangsters »de films, homologues asiatiques des héros de Martin Scorsese ou de Francis Coppola. Entre leurs mains, le cinéma est une plaisante façon de tenir le réel (et ses fantômes) à distance. Pour Joshua Oppenheimer, c'est au contraire un instrument cathartique qui démasque et met à nu.
En creux, il y a aussi le portrait de l'Indonésie d'aujourd'hui. Un pays gangrené jusqu'à l'os par des groupes paramilitaires fascisants, ressemblant étrangement à ceux qui, il y a près d'un demi-siècle, se sont chargés du carnage. Voir The Act of killing est une entreprise à risque. Celui de désespérer du genre humain. — M.B.