« Quant à moi, cher Enrique, je veux souffrir de fièvres obsidionales, ces pathologies qui se font jour parmi les populations de villes assiégées. Liées à la malnutrition et au caractère anxiogène des guerres, elles témoignent surtout de la manière dont une obsession assiège un esprit. Assiéger c'est obséder. Obsidere a produit ces deux verbes, lesquels décrivent la même action. Être en tant qu'individu, l'objet d'une obsession, c'est en être assiégé au même titre qu'une ville peut être soumise à un blocus. Les artistes n'ont pas d'idées, c'est d'avantage une obsession qui les possède. On peut tourner autour des idées. Elles constituent les éléments d'un paysage mental susceptibles de projection. Il est permis de les envisager selon des perspectives dont nous demeurons les maîtres, de régler selon sa propre volonté la distance qui nous en sépare, de les abandonner pour nous consacrer à d'autres. Nous demeurons libres vis-à-vis des idées. Mais lorsqu'elles se dérobent, dans le creux de cette marée se manifeste un régime spéculatif d'une autre nature. Celui de l'obsession. L'obsession demeure une idée mais son économie se révèle pathologique. Obsidionale, elle enserre, assiège. C'est elle qui mène campagne, impose sa stratégie, creuse ses tranchées d'approche, interdit tout commerce avec l'extérieur, traduit toute initiative intellectuelle en termes de poliorcétique, par quoi on désigne la science des sièges. L'art ne peut être qu'obsidional, produit sous la contrainte d'un blocus de l'obsession ; c'est pour cela que la littérature naît avec le récit du siège d'une ville. Et ce que vous découvrez, vous, toi, Sebald, avec étonnement peut-être, c'est que le spectacle des ruines est à même de faire chanter votre obsession, de lui donner voix. Encore une fois, il s'agit là moins d'un spectacle que d'un contact, d'un frottement. D'où l'étonnement. La mélodie produite serait du genre cantilène, mais une cantilène dont la guerre, et non l'amour, serait le sujet. Donc toi, vous, Sebald, vous la produisez cette mélodie de l'obsession. Moi, comme personnage de fiction, je veux la vivre, être le point de contact en votre intuition et le sentiment lui-même. Être, physiquement l'obsession, le grain de sa peau. »
Jean-Yves Jouannais, L'usage des
ruines, Editions Gallimard (Verticales), 2012, pages 16/17.
[choix de Françoise Clédat]