[note de lecture] "La face nord de Juliau onze, douze" de Nicolas Pesquès, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé

Deux sections de La face nord de Juliau, « J11 » et « J12 », sont réunies dans un livre « noir ». « Noir », c’est d’abord dans « J11 » (datée de 2008) la couleur de la nuit et de la nature prise dans celle-ci. C’est une nuit chaque fois nouvelle (« La nuit est venue. Toujours elle recommence. ») qui demande à celui qui regarde Juliau quotidiennement de reprendre sa perception, sa langue. En pleine nuit, tôt le matin, « l’extérieur » provoque l’écriture et l’approfondissement de ce qui fut noté. La datation précise (date, heure), dans les parties « Extérieur nuit » et « Ecre de jour », désigne ce labeur et cette exigence de la perception et de l’écriture. Car voir, tout comme écrire le fait de voir, n’est pas définitif, mais engage dans « l’inconnu », la « cécité », le « tâtonnement ». L’enjeu d’« écrire la colline » est alors de trouver, dans les mots, la même densité que celle de la nuit.  
« coupée de tout, la phrase nocturne va / reculante, voyante dans un monde sans yeux » : à cette écriture dans la nuit répond « la chambre noire de la langue », « l’intérieur nuit ». Pour qu’elle avance, il faut que la « phrase nocturne » soit séparée de la chose réelle. L’écriture n’atteint pas une « fusion » avec l’extérieur, mais est un autre monde. Le « noir » de la nuit s’étoffe du « noir » de l’encre, du travail obscur de celui qui tente de faire résonner dans les mots ce qui est perçu. C’est la recherche d’une « articulation » (d’une « traduction ») qui puisse à la fois dire le monde et l’écriture, dans la coupure de l’un par rapport à l’autre. La « phrase nocturne » ainsi ne peut aller qu’en reculant, non en allant vers mais en s’éloignant. Elle ne peut voir qu’en se détachant. Le « noir » est donc double : il est la couleur qui rend la vue difficile, l’interroge ; il est aussi celui de la « tâche » de l’écriture, de la réflexion complexe sur la manière de s’écarter pour ne pas « supplanter » le réel, mais bien pour le dire dans une « grammaire » toujours singulière.  
Que fait voir alors le livre ? Quelle est la nature de ce qu’on voit lors de la lecture, si « le rapport au paysage est un rapport manquant » ? Si le « noir » de la nuit et de l’écriture opère le « dessaisissement » de ce qui est perçu ? C’est ce que le poète tente de dégager par des notes brèves, des passages plus réflexifs en prose (« Ecrire la colline » ou le « style de la cécité ») ou par des vers libres sur « noir ». La lecture de l’extérieur et la lecture du livre se heurteraient à un même « mur » (« Il n’existerait pas de différence entre NOIR lu et noir vu. »). Pourtant, Nicolas Pesquès semble écrire pour sans cesse « franchir » cet obstacle, cette « cécité ». Ce n’est pas subir la « cécité » mais en essayer le « style ». C’est faire « l’hypothèse » d’écriture (et de lecture) selon laquelle nous décrivons ce que nous voyons comme « aveugle ». Ainsi que la perception d’un « aveugle » demeure, pour celui qui voit, un mystère, écrire la « nuit » de la colline permet d’approcher paradoxalement la « vision dans la phrase ». Faire l’expérience de la « suppression d’un sens » donc, celui de la vue, pour mieux interroger ce qu’est écrire et transmettre. Disparition et création, perte et ressaisissement se lient. En ce sens, « noir » est une « question » sans cesse reprise, « un amplificateur de surprises » ; il engage un autre rapport à l’extérieur et à soi.  
« Noir » n’est pas pure négation. Il n’est pas en attente d’un éclaircissement ou d’une révélation (« une grossesse ne réclamant pas la lumière »). Il permet, en lui-même, une naissance. La « course au noir » désignée dans le « Prologue » est l’exploration d’une origine : de l’origine de la séparation (« avec la nuit, je suis remis dans l’œuf de la dispersion »), de l’écriture, de la lecture. Pourtant, cette « course » se heurte à une fin : le « 12 décembre ». Les dates notées dans « extérieur nuit » et « écre de jour » tendent vers cette dernière date. Les « annexes » à la section « J11 » indique qu’il s’agit de la date de mort de la mère du poète touchée par la maladie d’Alzheimer. Cette circonstance charge la couleur noire de la mort et du deuil. Elle rend encore plus fort le lien entre disparition et résistance : « absences » causées par la maladie et présence du corps ; absence de la face nord de Juliau pour celle qui pouvait la voir régulièrement, même la peindre (« Souvent, elle peint la colline ») avant d’entrer, en 2005, dans une « résidence spécialisée » et rappels récurrents de cette face par le poète, lors de ses visites. Du côté de la langue enfin : absence du référent dans le langage, et présence malgré tout ; « cécité » lors du regard sur le paysage et vision par l’articulation de l’écrit. La circonstance grave de ce deuil en préparation dans « J11 », de cette nuit qui s’empare de Juliau et de la vie, est à la fois la source de l’écriture et ce qui est annexe, document. Elle n’en n’est pas l’explication. Elle est pleinement là et se retire pour ouvrir à un autre espace. Se joue ici la gravité de tout travail d’écriture qui engage création, être et âcreté. Ce peut être ce qu’on entend dans « l’écre de jour ». 
« J12 » s’écrit au cours de ce deuil. La section est datée : février-avril 2009. Elle est constituée de cinq parties en blocs de prose entre cinq et une dizaine de lignes chacun, et d’un « pense-bête ». Les phrases sont courtes et le travail de « tâtonnement » de « J11 » laisse place à un « poème machiné » qui semble avancer de lui-même, par association des mots grâce à leurs sonorités (« l’écheveau » entraîne dans son sillage, avec humour, « les chevaux »). La langue est décrite comme cette « machine » qui a besoin « d’huile » pour faire avancer sa mécanique. Mais c’est une « machine » multiple, avec plusieurs « moteurs » (« les moteurs agissent »), proche de l’appareil photo (« ai-je la bonne optique ? »), de l’arme (« Machinalement la grammaire se présente, un automatique dans la nuque. »). Une « machine » qui, si elle semble avancer librement, ne cesse de revenir au « livre noir » par l’intermédiaire charnel du « cœur » (« Soubresauts au cœur du livre noir. »). La « machine à paysage bute » sur le deuil (les « couleurs endeuillées »), sur la douleur. La langue est en tension, énergique et ressassante, nourrie de la diversité animale vivante (lièvres, sangliers, mouches, couleuvres etc.) et du deuil sans pour autant qu’il y ait une séparation entre ces pôles. Le « soubresaut » du livre noir résonne dans le « saut du lièvre » présent dans le paysage ainsi que dans le « sursaut » de l’attention qui se porte sur un « lézard ».  
La mécanique de la langue entre en écho avec la souplesse animale. Le « lièvre » n’est pas le dehors du « livre ». Il s’y perpétue, en est une image parmi d’autres. La présence animale avive le texte. « Ecrire la colline » implique d’écrire alors le deuil et le « retour » mouvementé à la « présence stricte ». Car être en deuil et faire face à l’inconnu de la face nord de Juliau se réunissent en une même interrogation : « Ainsi une fois disparue pour de bon, tout ce que les mots cherchaient, toute survivance anéantie, c’est toi qui as changé. Métamorphosée en inconnue. Mère sans image, et comment s’appelle cette colline ? » La « réversibilité » du deuil, non aller vers le « noir » donc mais retrouver le « jaune » présent dans « J12 », peut se faire jour : le deuil mène aussi à Juliau, dans toute sa gravité et son énergie.  
La date du 12 décembre hante l’ensemble de La face nord de Juliau onze, douze. Elle est ce vers quoi « J11 » avance, dramatiquement, et elle est reprise dans le titre de la section suivante, et même par la taille de la police de caractère (« Reste ce paquet composé probablement en corps 12. »). Ce point d’appui intime ne cesse d’être densifié, travaillé par le regard sur Juliau, et inversement. Il s’agit de « franchir » cette date, comme « franchir » sans fin l’obstacle de la perception et de l’écriture : « Par nos mots, par nos images, nous sommes passeurs de ces frontières. »  
[Antoine Bertot] 
 
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau onze, douze, Flammarion, 2013, 18€