A l’occasion de la plainte d’une jeune femme, les médias ont découvert qu’il y avait un problème ou un "scandale" de la pilule.Martin Winckler sur son site a dit sur ce sujet l’essentiel de ce qu’il faut dire. Il l’a fait en sa qualité de bon connaisseur des problèmes de contraception avec clarté, l'aide de sa grande expérience et sans concessions (1).Mais il me semble important de s’interroger au delà de la pilule et de la contraception. Quels sont les mécanismes qui conduisent de très nombreux médecins à accepter si facilement les nouveaux produits que les laboratoires leur proposent ?
Le mécanisme général fait intervenir plusieurs acteurs :
1. Les malades et plus généralement tous ceux qui ont recours à des médicaments pour guérir, pour aller mieux ou pour ne pas tomber malade.2. les médecins3. les laboratoires pharmaceutiques qui produisent et vendent des médicaments4. les pouvoirs publics qui vérifient que les médicaments proposés sont efficaces et sans danger ou plutôt que la balance des risques et des effets positifs du nouveau produit justifie son introduction sur le marché5. la presse médicale spécialisée qui parle de ces produits et qui en décrit les particularités6. la presse grand public qui donne des informations à son lectorat surtout sur certaines avancées majeures ou évènements notables
On pourrait signaler d’autres facteurs, mais je voudrais en m’en tenant à ces six points, essayer de montrer la complexité du système et les innombrables interférences. Essayer de montrer aussi le rôle considérable de l'industrie pharmaceutiques qui occupe dans ce système une place incroyablement privilégiée.
Pour faire passer leur message, l'industrie du médicament a recours à deux méthodes : la méthode sérieuse, universitaire et la méthode ludique, rigolarde, publicitaire.
La méthode sérieuse ne fonctionne bien que pour les produits "sérieux", ceux qui ont une réelle utilité. Des auteurs sérieux font des études sérieuses qu’ils publient dans des revues ayant un comité de lecture compétent et ces produits "sérieux" s’imposent parce que dans la pratique, les médecins observent une amélioration de leurs résultats.
Mais cette filière "sérieuse" n’est pas la seule. Dans les années 90, les laboratoires Beecham-Sévigné, un laboratoire du groupe Smith-Kline-Beecham commercialisaient deux antibiotiques le Clamoxyl (amoxicilline) et l’Augmentin (amoxicilline+ acide clavulanique). L’Augmentin était présenté comme "l’intelligence antibiotique" et le Clamoxyl était proposé par une adorable petite fille très chaperon rouge, disant "Qu’est ce qui est rouge, délicieux mais qui ne se croque pas ?" et la réponse était donnée en retournant la page "Clamoxyl, suspension pédiatrique". Ces publicités ne se situent pas dans le registre sérieux mais dans celui du jeu, du rêve. Les laboratoires affirment leur droit de jouer, de plaisanter, de ne pas être sérieux.
Expliquons-nous. Les malades et les médecins aimeraient pouvoir disposer réellement de produits efficaces. Ils aimeraient que ces produits aient été testés, évalués et que des gens sérieux, compétents et responsables se portent garants de cette efficacité. Mais, par ailleurs, au delà de ce désir raisonnable et rationnel, ils aimeraient aussi rêver, ils aimeraient aussi être bercés, cajolés, rassurés. Il existe chez les malades et chez les médecins, comme chez tout être humain, une part d’irrationnel et d’infantile. Et les responsables du marketting des laboratoires aiment entrer en relation avec cette part d’infantile et d’irrationnel. Mais ils ne le font pas de façon claire, en distinguant entre ce qui est vérité et ce qui est manipulation (Un manipulateur qui dirait "je vous manipule" disparaîtrait en tant que manipulateur). Ils diffusent des messages où rationnel et irrationnel se mélangent, sans qu’il soit possible de les distinguer. Or la relation médecin-malade se situe bien sûr sur un plan rationnel, mais aussi dans le même temps, elle fait appel à l’espoir, au rêve, à l’irrationnel.
Les médecins s’habituent à un discours où ce qui est dit peut être vrai ou faux, ou à moitié vrai ou à moitié faux, sans que l’on puisse exiger de celui qui parle ou qui écrit qu’il se situe de façon précise et responsable.
Les laboratoires savent aussi jouer de toutes les rivalités et elles sont nombreuses et féroces entre hospitaliers et médecins de ville, entre généralistes et spécialistes. Au gynéco, ils diront "Vous ne prescrivez pas B, mais c’est pourtant le traitement que vos confrères gynéco préfèrent. Vous ne voulez tout de même pas vous comporter comme les généralistes et pourtant même eux sont en train de reconnaître la supériorité de B, vous ne voudriez quand même pas vous faire doubler par des généralistes. Vous êtes légitimement reconnus comme étant les meilleurs, vous devez être à la pointe de la prescription de B".
Ouvrage de Martin WINCKLER
Parenthèse illustrative : Ce sont les gynécologues qui ont le plus accepté de prescrire des pilules de 3ème génération. "La faute, selon le Dr Bez (Médecin généraliste), au "snobisme des gynécologues. Nous, on prescrit les pilules les moins chères, Minidril et Trinordiol dans 98% des cas. Les pilules de 3ème et 4ème génération n’apportent rien de plus et sont même plus dangereuses. Les gynécologues, eux, prescrivent des pilules plus onéreuses pour être snobs et faire différemment des généralistes", constate la généraliste, consciente de l’importance du lobby pharmaceutique (2).Les laboratoires subventionnent des revues, organisent des colloques et des congrès aux Seychelles et ailleurs. Tout cela est connu. On ne mesure probablement pas assez les dégâts que cela occasionne, mais cela est connu.
En revanche ce qui n’est pas assez connu est l’influence "capillaire" (le terme est de mon ami Jean Fiorentino) des laboratoires pharmaceutiques. Ce mot est particulièrement bien choisi car l’essentiel de l’action néfaste des laboratoires s’exerce par capillarité ou par imprégnation.
Lors d’une rencontre entre médecins, tous hostiles aux manigances des laboratoires pharmaceutiques et aux médecins qui se vendent dans le cadre de ce que l’on appelle pudiquement des conflits d’ intérêts, l’un d’eux a dit : "Tout ce que vous dites est vrai. Tout cela est grave et doit être dénoncé et combattu, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg". Il a alors parlé de "capillarité" et d’imprégnation en exposant ce qui suit.
Pendant leur attente, ces personnes qui sont par ailleurs des êtres humains normaux, meublent leur attente en disant quelques mots à l’un ou à l’autre ou à plusieurs. Ils peuvent parler de tout et de rien, de sport, de cinéma ou de tel ou tel fait divers. Parfois ils apportent des chocolats ou des macarons, d’autres fois ils offrent des stylos-bille ou un calendrier. Certains d’entre eux peuvent être passionnés par Mozart ou Bach, d’autres par le tennis et le hockey... Ils apprennent les petits potins des services. Telle interne va se marier, telle autre vient d’avoir un enfant , un autre a dû aller dans l’Aveyron où son père vient de mourir. Ils sont sincèrement intéressés, ils participent sincèrement aux joies et aux peines des uns et des autres, ils disent un mot aimable à l’un, ils offrent un petit cadeau à l’autre. Ils nouent parfois des relations plus intimes, amicales ou amoureuses avec certains. J’ignore si leur attente interminable a été voulue, pensée et programmée, mais c’est cette attente qui permet au mieux aux laboratoires d’avoir un tel poids sur l’ensemble du système médical.
Les laboratoires entretiennent des liens amicaux avec le sommet, le professeur B et l’ ensemble des professeurs qui président des congrès aux Seychelles. Mais ces liens avec le sommet n’auraient pas une si grande efficacité s’ils ne s’accompagnaient de liens étroits avec la base. Quand un médecin s’installe, il a 30 ans, il connaît les laboratoires et il est connu d’eux depuis douze ans. Quand on s’installe, les clients ne se bousculent pas dès les premiers jours, on a du temps, on a des inquiétudes. Les visiteurs médicaux ont du temps, ils viennent papoter des ennuis et des inquiétudes mais aussi de tout et de rien, de Bach et de Mozart... Les laboratoires sont toujours proches, toujours là, toujours "naturellement" là. Une présence dont il n’ y a pas lieu d’interroger les buts et les effets puisqu’elle est naturelle évidente acceptée de tous depuis toujours.
Lorsque je dis cela, beaucoup de médecins me disent "Tu enfonces des portes ouvertes, tout le monde sait que les revues sont sponsorisées, tout le monde sait qu’elles sont très complaisantes envers les labos, tout le monde sait …" Oui, je sais que tout le monde le sait ou peut le savoir mais cela ne me semble pas acceptable, pas plus que l’occupation en permanence des couloirs des hôpitaux par des visiteurs médicaux qui disposent d’un temps considérable pour s’infiltrer par capillarité dans tous les rouages du système médical et pour imprégner très tôt et très longtemps les esprits des étudiants et des médecins.
Jean-Pierre LELLOUCHE
(1) MARTIN WINCKLER (DR MARC ZAFFRAN) Contraception : comment l’ignorance médicale et le marketing industriel mettent les femmes en danger... et comment en réchapper ! (2) Site Egora.fr. Pilules de 3ème génération : clash entre MG et gynéco. SÉCURITÉ SANITAIRE par Sandy Berrebi le 03-01-2013