L’aspartame est un édulcorant artificiel découvert par hasard, en 1965, par J. Schlatter, chimiste de la société Searle. Cette molécule est l’association de deux acides aminés naturels, l'acide L-aspartique et la L-phénylalanine (sous forme d'ester méthylique, c'est-à-dire dérivant du méthanol). Après ingestion, l'aspartame s'hydrolyse en acide aspartique, phénylalanine et méthanol. Une dégradation plus poussée produit du formaldéhyde, de l'acide formique et une dioxopipérazine. L'aspartame a un pouvoir sucrant environ 200 fois supérieur à celui du saccharose. Il est donc utilisé pour édulcorer les boissons et aliments à faible apport calorique ainsi que des médicaments. Cet additif alimentaire est aussi utilisé comme substitut du sucre sous forme de sucrettes ou de poudre blanche (en boîte ou sachet) contenant environ 3 % d’aspartame. Il est référencé dans l'Union européenne sous le code E951.
Une première controverse apparaît dès la commercialisation de l’aspartame. Après une première autorisation de mise sur le marché par la FDA (Food and Drugs Administration) américaine en 1974, celle-ci suspend son accord l’année suivante à la suite de doutes sur le sérieux des études toxicologiques présentées par le laboratoire Searle et agrémente ce refus d’une procédure pénale. La nomination, en juin 1977, à la présidence du groupe Searle de Donald Rumsfeld, ancien secrétaire de la Maison Blanche, va débloquer la situation. Le procureur chargé de l'enquête pénale démissionne de ses fonctions et rejoint le cabinet d'avocats de Searle. Le Président Reagan nomme à la tête de la FDA un ancien chercheur du Pentagone, A.H. Hayes, qui autorise en juillet 1981, contre l'avis du comité scientifique, la mise sur le marché de l'aspartame, commercialisé sous l’appellation de «NutraSweet». La même année, l’OMS et son comité d’experts suivent le mouvement en donnant un blanc-seing à l’additif. La commission européenne pour les aliments humains lui emboîte aussitôt le pas. Le succès de l’aspartame est grandissant dans un pays où l’épidémie d’obésité débute. Les bénéfices engrangés attirent les géants de l’alimentaire. La société Monsanto fait l'acquisition en 1985 de Searle que son président Rumsfeld quitte avec un joli «parachute doré» [1].
L'aspartame est autorisé en France en 1988 et son utilisation en tant qu'édulcorant est harmonisée par l'Union Européenne en 1994. Le succès est total, l'aspartame devient l'édulcorant le plus fréquemment employé dans le monde. Cette réussite est liée à son pouvoir très sucrant apportant de plus très peu de calories pour obtenir la même sensation sucrée avec un prix de revient minime. En Europe, la concentration maxima autorisée d’aspartame est de 0,6 g/kg dans les boissons et aliments et 3 g/kg dans les compléments alimentaires. La DJA (dose journalière admissible) a été copiée-collée sur les chiffres de la FDA, à 40 mg/kilo de poids corporel (dose massive qui correspondrait pour un adulte à une vingtaine de canettes de boisson «light» par jour).
Une seconde controverse s’est fait jour à propos de l’innocuité de l’aspartame lorsqu’une équipe italienne a présenté en 2005 une étude semblant montrer un excès de leucémies et de lymphomes chez le rat femelle, dose-dépendant de l’édulcorant [2]. En 2010, la même équipe récidive avec une autre étude également alarmante paraissant démontrer que l’exposition à de hautes doses d’aspartame chez les souris induisait des tumeurs au foie ou du poumon uniquement chez les mâles [3].Ces études de toxicologie animale ont été aussitôt critiquées par des agences de sécurité sanitaire européenne (EFSA) et française (ANSES, ex-AFSSA) notamment pour leurs méthodologies[4].
Pourtant, une étude récente d'octobre 2012 [14] portant sur deux vastes cohortes de la population étatsuniennne vient confirmer ce risque d’hémopathies chez l'homme qui consomme plus d'une boisson par jour contenant de l'aspartame. Il existe une augmentation significative du risque de lymphome (RR=1,31) et de myélome (RR= 2,02) chez le sujet de sexe masculin alors qu'il n'est pas retrouvé chez la femme. En ce qui concerne le risque de leucémie, il n'est pas significatif pour les cohortes étudiant séparément les hommes et les femmes du fait d'une puissance statistique insuffisante. Il le devient par contre en mélangeant les deux sexes (RR=1,42 soit un risque relatif de + 42%).
Une autre grande étude épidémiologique (sur une cohorte d’environ 60.000 femmes enceintes) menée au Danemark était déjà venue semer encore plus le trouble en 2010 sur un tout autre risque [5]. Les auteurs découvrent que la consommation régulière de boissons gazeuses aux édulcorants augmenterait les risques de naissance prématurée. La comparaison avec une cohorte de femmes ne consommant que des boissons sucrées sans édulcorants ne montre pas ce risque similaire. Une seconde étude [13] basée sur une cohorte d'environ 60.000 femmes enceintes Norvégiennes confirme l’implication des boissons avec édulcorants dans le risque d’accouchement prématuré, mais incrimine aussi les boissons industrielles sucrées. L’eau, décidément, est bien la seule boisson à conseiller aux femmes enceintes !
Les agences officielles de sécurité alimentaire sont bien sûr à nouveau sollicitées. L’EFSA, en lien avec l’agence française, l’ANSES, reprennent ces études et diffèrent leurs recommandations en attendant le résultat d’équipes de travail mises en place pour l’occasion [6]. La polémique enfle lorsque le Dr Laurent Chevallier, au nom du RES (Réseau Environnement Santé), interpelle H. Kenigswald, responsable de l’unité des additifs alimentaires de l’EFSA. Il lui est demandé de démontrer le caractère scientifique des études initiales sur lesquelles se basait l’autorisation de commercialisation de l’aspartame aux USA. Stupeur, l’EFSA n’a jamais eu ces fameuses études ou en tout cas ne les a jamais lues…. Les industriels finissent par les fournir en juillet 2011. On s’aperçoit alors qu’elles n’avaient jamais été publiées dans des revues scientifiques, leur ôtant donc toute crédibilité. La découverte de conflits d’intérêts d’une bonne moitié des experts de la commission additifs alimentaires de l’EFSA [7] vient encore plus décrédibiliser les atermoiements des dits experts. Des associations de l’environnement et des parlementaires [8] réclament publiquement aux autorités sanitaires d'invalider la DJA actuelle. Leurs responsables appellent le public à la plus grande prudence, notamment les femmes enceintes puisque "La dose journalière admissible de cet édulcorant repose sur des études non publiées et de qualité douteuse".
Pour J.F. Narbonne, professeur de toxicologie alimentaire à l’université de Bordeaux, l’enquête danoise est un élément à charge important dans "une barque déjà chargée". Le toxicologue, explique dans une interview que les tests officiels d’homologation sont obsolètes, et il appelle d’ores et déjà les Français à cesser leur consommation d’aspartame[12].
A la demande de la Commission européenne, et sous la pression de la médiatisation [9] des doutes concernant l’innocuité de l’aspartame, l’EFSA a avancé la révision des risques liés à l’aspartame, initialement prévue pour 2020. L’ANSES de son côté a décidé de mettre en place un groupe de travail chargé d’évaluer les bénéfices et les risques nutritionnels des édulcorants intenses. Une première marche vient d’être franchie puisqu’un communiqué du 18 juin 2012 de l’Agence[10] conclue à "l’absence de bénéfices nutritionnels à consommer ces produits chez la femme enceinte".
Cet avis de l'agence française va devoir sérieusement prendre en compte une dernière étude épidémiologique française INSERM [15] de février 2013, portant sur une cohorte de 66.188 femmes, adhérentes de la MGEN (Mutuelle générale de l’éducation nationale), nées entre 1925 et 1950 et suivies sur 14 ans. Seulement 20 % d’entre elles avaient consommé des boissons "light" contenant des édulcorants. A quantité consommée égale, le risque de développer un diabète de type 2 est de 130 % pour 1,5 litre/semaine (5 canettes) par rapport aux non consommatrices. Ce risque n'est accru que de 50 % dans le cas d'un niveau de consommation équivalent de boissons sucrées au saccharose. Seule l'absorption de jus de fruits naturels, sans sucres ajoutés, ne présentent pas d’association avec le risque de diabète.
Un mécanisme possible serait que le cerveau, leurré par le goût sucré des édulcorants, enclenche la sécrétion d'insuline qui fait baisser le taux de glycémie, à tort puisqu'il n'y a pas eu d'apport de sucres. Cette baisse artificielle pourrait favoriser la prise ultérieure de sucres pour compenser.
L'avis définitif de l'EFSA sur d’éventuels effets toxicologiques est programmée pour mai 2013. La publication de ces travaux tombe à un mauvais moment pour l'autorité européenne de sécurité des aliments. Celle-ci vient de rendre publique, en janvier 2013, sa version préliminaire de sa première évaluation complète des risques présentés par l'aspartame qui serait sans danger selon elle... Ses experts devront réviser leur copie et intégrer dans leurs données celles des scientifiques de l'INSERM. La barque déjà bien chargée de l’aspartame risquerait de finir par couler pour de bon...
Info-publicité sur l'aspartame
Il est d'ailleurs primordial que le corps médical et le grand public puissent enfin être informés objectivement et complètement. On ne peut que souligner à ce propos le défaut d'information, laissant le champ libre à une propagande du lobby industriel des sucriers (ISA ou association internationale pour les édulcorants) sous forme de publicités avec la participation de quelques médecins, experts auto-proclamés, dont les conflits d’intérêts ne sont pas tout à fait nuls. Tout est bon pour ce lobby très puissant pour innocenter le chef de file des édulcorants. "Lorsque les études sont menées sur des animaux et qu'elles trouvent des effets délétères, les industriels disent qu'elles ne sont pas transposables à l'homme. Et quand ce sont des études épidémiologiques qui trouvent de tels effets sur l'homme, les industriels demandent à ce qu'elles soient refaites avant que l'on puisse tirer des conclusions..." fait remarquer à juste titre le Dr. Laurent Chevallier, nutritionniste du RES.En attendant ces résultats officiels, il parait sage de se baser sur le rapport bénéfice-risque du produit. L’aspartame cumule des risques, suscite des alertes médicales et ne présente pas de bénéfice réel pour le consommateur en termes de contrôle de poids selon diverses études épidémiologique que ce soit chez l'adulte ou chez l'enfant [11]. L’intérêt de l’aspartame dans la prise en charge d’un diabète est également contestable. Ceci est particulièrement vrai chez la femme enceinte, comme le souligne l’ANSES, alors que parallèlement un risque de prématurité est fortement soupçonné. Le risque parait donc l’emporter actuellement nettement sur un quelconque bénéfice.
Dominique LE HOUEZEC
[1] «Winter comes for a Beltway lion; Rumsfeld rose and fell with his conviction intact», Chicago Tribune, 12-11-2006, p. 17.
[2] Soffritti M, Belpoggi F, Degli Esposti D, Lambertini L, « Aspartame induces lymphomas and leukaemias in rats », Eur. J. Oncol., 2005; 10, 2 : 107-116
[3] Soffritti M, Belpoggi F, Manservigi M, Tibaldi E, Lauriola M, Falcioni L, Bua L . “Aspartame administered in feed, beginning prenatally through life span, induces cancers of the liver and lung in male Swiss mice”. Am. J. Ind. Med. 2010. 53: 1197-1206
[4] Opinion of the Scientific Panel on Food Additives, Flavourings, processing Aids and Materials in contact with Food (AFC) on a request from the Commission related to a new long-term carcinogenicity study on aspartame. The EFSA Journal (2006) 356, 1-44
[5] Halldorsson T, Strøm M, Petersen S.B, Olsen S. F. “Intake of artificially sweetened soft drinks and risk of preterm delivery: a prospective cohort study in 59,334 Danish pregnant women”. Am J Clin Nutr 2010 ; 92, 3: 626-633
[6] L’EFSA examine deux publications relatives à la sécurité des édulcorants artificiels 28 février 2011
[7] Exposed: conflicts of interest among EFSA’s experts on food additives Corporate Europe Observatory. June 15, 2011
[8] RES- Générations futures : "L’aspartam , un nouveau dysfonctionnement du sytème de sécurité sanitaire" Conférence de Presse 29 juin 2011
[9] M.M. ROBIN “Notre poison quotidien”
[10] Note d’étape de l’ANSES saisine n°2011-SA-0161
[11] Brown R.J. De Banate M.A, Rother K.I. Artificial Sweeteners: A systematic review of metabolic effects in Youth. Int J Pediatr Obes. 2010; 5, 4 :305–312.
[12] Narbonne J.F. : “Arrêtez de consommer de l’aspartame” France-Soir 17.1.2011
[13] Englund-Ögge L and all. Association between intake of artificially sweetened and sugar-sweetened beverages and preterm delivery: a large prospective cohort study. Am J Clin Nutr. 2012;96(3):552-9
[14] Schernhammer E.S and all. Consuption of artificial sweetener-and sugar- containing soda and risk of lymphome and leukemia in men and women. Am. J. Clin. Nutr. 2012 Oct 24
[15] Fagherazzi G.Consumption of artificially and sugar-sweetened beverages and incident type 2 diabetes in the Etude Epidémiologique aupres des femmes de la Mutuelle Générale de l’Education Nationale–European Prospective Investigation into Cancer and Nutrition cohort. Am J Clin Nutr 2013 Janv 30 doi: 10.3945/ajcn.112.050997.