Le cabinet de consultation du pédiatre est-il une salle de jeux et/ou un lieu de jeu dans le soin ? A quoi servent tous ces jouets qui jonchent le sol du cabinet dans un désordre permanent mais organisé. Que représentent tous ces jouets pour le soignant et le soigné ? Le vrai Pédiatre n'est-il pas finalement celui qui sait utiliser le jeu dans son rapport à l'enfant ?
Marine, 14 ans, que je reçois pour un stage de 3 jours au cabinet, est en troisième. Elle envisage d'exercer la pédiatrie et m'interroge sur le comment et le pourquoi de mon orientation professionnelle. Après avoir un peu réfléchi, je lui réponds qu'au delà des aléas d'une trajectoire personnelle où les rencontres et les amitiés ont beaucoup joué, en vérité c'est pour pouvoir continuer à jouer, continuer à jouer avec les enfants ou plutôt continuer à jouer comme un enfant.
Paraphrasant Winnicott (1), je dirais de façon un peu provocatrice que si le pédiatre n'aime pas jouer cela signifie qu'il n'est pas fait pour ce travail... Par contre, s'il aime jouer, cela laisse entendre qu'il a préservé comme un trésor sa "névrose infantile active" et cela, les enfants qu'il rencontre vont le repérer très rapidement pense Ruffo (2). Le numérique envahit les foyers mais aussi…nos salles d'attente. Le marketing actif (3) laisse entendre que les livres ou les jouets traditionnels vont être prochainement remplacés par des logiciels spécialisés, pour le plus grand bonheur apparent des parents qui accèdent ainsi à "l'hyper-parentalité"(sic) et, j'ajouterais très accessoirement, à celui de leurs enfants. Jouer en éduquant est un slogan toujours aussi porteur qui rappelle étrangement, sur le mode "soft", le tristement célèbre "Arbeit durch Freude" (Travailler dans la joie). Je vous engage à visiter le site de Terrafemina qui fait l'article pour ces logiciels de jeux "éducatifs". Cela va du super-babyphone connecté (qui diffuse des berceuses mais surveille aussi le sommeil de bébé tout en contrôlant la température et le taux d'humidité de sa chambre!) jusqu'au doudou virtuel, au chat numérique qui ne perd plus ses poils, au cours de langue dès l'âge d'un an, à la visite du Louvre à 3 ans. Relevons enfin le "géo-localisateur d'adolescent".
Dans un premier temps, j'avais pensé que tout ceci n'était qu'un bon gag élaboré par un internaute très doué. J'avais en effet buté sur le paragraphe proposant aux parents (je croyais ironiquement) "d'être des big brothers très inventifs pour leur enfant". Eh bien non ! Il est confirmé que tout ceci est réel et représente entre parenthèses un sacré marché financier ! Manifestement, le rédacteur de cette publicité de logiciels pour tablettes n'avait pas lu Orwell, même numérisé, et a traduit "big brother" par grand frère. Je pense que les parents ne doivent pas être des grands frères pour leurs enfants, mais des parents. Je crains que beaucoup de jeunes parents n'aient jamais entendu parler ni d'Orwell ni de ce qu'est la parentalité...
La surveillance vidéo des berceaux ne donnera au mieux que des insomnies du nourrisson, gageons que les doudous virtuels seront rapidement abandonnés... Pour les ados, si crochés à la technologie, je serais encore plus inquiet par la possibilité d'intrusion dans leur vie personnelle et intime sous prétexte de leur sécurité.
Du reste, je suis étonné que des psychanalystes, comme Serge Tisseron (11), n'aient pas réagi avec plus de vigueur, mais peut-être ont-ils été censurés ou manipulés, ou bien craignent-ils d'être définitivement catalogués dans la catégorie des "has been" ou "vieux cons" in French... Au secours Colette, les Marcels (Proust et Pagnol), Nathalie Sarraute !
Il n'est certes pas indifférent que la "défense et illustration" des livres et de la littérature ainsi que celle des jouets (traditionnels) représente un combat qui me mobilise à ce point et à ce moment particulier de ma carrière professionnelle où, avant de tirer ma révérence, le désir de transmission est patent. Au point de redécouvrir l'importance des jouets et des livres dans la salle d'attente, mais aussi dans dans le cabinet du praticien lui même.
Comme Simone Gerber (4, 5), mais aussi comme Mélanie Klein lorsqu'elle introduit le jeu dans la psychanalyse d'enfant (6), j'ai été re-prélever des jouets (voitures, trains, poupées, dînettes) dans les coffres des chambres de mes propres enfants devenus grands. Ces "vieux jouets" retrouvent ainsi une nouvelle jeunesse. J'ai ressorti aussi toute la collection des "J'aime lire". Ah Tomtom et Nana !
Il est facile et particulièrement plaisant de hanter les solderies de livres et de jouets. Il est possible d'y dénicher des merveilles de jeux en bois et d'admirables albums, tels ceux de Tomi Ungerer ou de Gabrielle Vincent … Ne pas oublier de renouveler les éléments cassables de la dînette, se procurer un pot de chambre et une baignoire, laver de temps en temps les vêtements de poupée !
Examiner en jouant :
Il est facile de pratiquer l'auscultation du doudou en préalable à celle du jeune enfant. L'étude de l'audition par l'enfant de la voix chuchotée devient un vrai plaisir quand je l'effectue de façon un peu théâtralisée en apparaissant puis disparaissant derrière les voilages des rideaux de la fenêtre.
Le contrôle des tympans est plus facile en position allongée si l'enfant voit ses parents dans le miroir ou a le regard attiré par le jeu d'éveil "Fisher price activity center" des années 70. Celui-là même que les parents reconnaissent avec nostalgie: "J'avais le même quand j'étais petit, je vais demander si mes parents l'ont conservé"
Quand je le pèse, le petit nourrisson peut s'agripper du regard à un mobile fait de plumes vivement colorées et donc ne pas ressentir forcément l'angoisse de la chute. Il est possible de laisser l'enfant manipuler le stéthoscope ou le mètre ruban, de faire semblant de l'interviewer en faisant un micro de la poire du tensiomètre... Avoir un coin lecture et dessin pour les plus grands (accompagnateurs ou non).
Au fur et à mesure du temps, j'ai constitué une véritable arche de Noé avec des animaux en plastique qui sont soit ceux de la ferme ou ceux de la savane, soit des carnivores soit des herbivores, soit des petits soit des adultes. Il y a des couples mère-enfant mais aussi des familles plus étoffées avec un père et une fratrie. Un canard en bois 20 fois réparé et un autre plus petit qui peuvent se traîner avec une ficelle...
Bien sûr certains enfants veulent absolument ramener à la maison l'animal ou le camion de pompier qui est devenu leur favori mais c'est plus facile pour eux de le rendre quand ils ont franchi le seuil du cabinet ... Bien sûr je n'ai pas toujours le temps entre chaque consultation de ranger ou de faire ranger les enfants et le soir j'ai toujours une période dédiée au rangement des coffres à jouets, séquence que je préfère à tout prendre à celle de la télé-transmission des feuilles de soins électroniques !
Jeux et diagnostic
En matière de pathologie aiguë et notamment infectieuse, l'observation du jeune enfant et notamment de sa capacité (ou de son incapacité) à jouer est un élément déterminant, voire crucial de l'évaluation clinique pédiatrique. Un enfant qui joue de façon normale n'a pas une maladie grave. Un nourrisson fébrile qui sourit et joue à 20 heures le soir me rassure et n'a probablement qu'une infection virale.
L'enfant qui ne joue pas du tout ou a une relation particulière pour le jouet, en l'utilisant de façon parcellaire et mécanique, est d'emblée inquiétant : par exemple ce garçon de 3 ans et demi qui fait tourner sans fin une des roues de son camion en se le plaçant proche des yeux invite à une attention diagnostique particulière (objet autistique) qui débouchera sur une prise en charge pédo-psychiatrique lourde.
Il est des cas moins caricaturaux: Lucas a 4 ans et demi. Il présente un retard dans la mise place du langage, mise sur le compte d'une otite séreuse. Il a des fuites urinaires et fécales. Il est décrit par ses parents comme renfermé, casanier, jouant très peu avec les autres, présentant un intérêt électif et répétitif pour certains jeux de dénombrement (pétanque en 20 points, jeu de l'oie). Pendant tout le début de la consultation, alors que je recueille l'anamnèse, Lucas joue très silencieusement sur le tapis puis, tout à coup, présente une très violente colère quand sa construction de cubes et d'animaux (empilage audacieux mais hasardeux) s'écroule logiquement avant qu'il ne l'ait lui-même décidé. Rien n'y fait, ni l'intervention de ses parents, ni la mienne qui lui propose un autre jeu d'échange avec moi. Il est plausible que Lucas ait "laissé quelques plumes" chez une nourrice inaffective et opératoire chez laquelle il avait séjourné de l'âge de 4 mois à 27 mois et qui se vantait de l'avoir "rendu propre" précocement en quelques mois et contre l'avis de ses parents... L'impression de malaise que j'ai ressenti lors de cette colère intense et la réticence de Lucas à m'accepter comme partenaire de son jeu me font indiquer rapidement une prise en charge en psychothérapie. Le psychologue qui le rencontre me signale à quel point au début, Lucas semblait l'ignorer, le "mettre sur la touche" lors des séances de jeu alors même que par la suite, Lucas rappelle à ses parents de ne pas oublier la séance. Ce qui montre bien à quel point il l'investit, à quel point elle lui est nécessaire.
Je me rappelle de Ludivine, une fillette de 3 ans et demi, prise dans des troubles psychosomatiques sévères (Reflux gastro-oesophagien, anorexie, syndrome des avaleurs d'air) qui s'étant saisie d'un jeu des 7 familles où elle avait pioché la fille, demandait d'une petite voix où était la mère. Question cruciale pour elle qui venait d'être gardée pendant trois semaines par ses grands parents durant l'hospitalisation de sa mère en psychiatrie.
Loriane, 2 ans, a des troubles du sommeil persistants. Elle se retrouve toutes les nuits dans le lit de sa mère qui l'élève seule. Elle entame un jeu avec les deux canards: la mère et son petit en me demandant de les attacher fermement par leurs ficelles... Comment mieux parler de ses angoisses de séparation ? Ces petites vignettes cliniques montrent à quel point le jeu de l'enfant spontané et non guidé peut aider le praticien dans ses diagnostics et ses orientations thérapeutiques.
Il ne s'agit pas de demander aux enfants venus pour anorexie d'opposition de "nourrir le docteur" ou de suggérer à celui qui a une encoprésie de mettre les poupées sur le pot puis de leur faire prendre un bain ! Mais bien de leur permettre de le faire, s'ils en ont envie, en leur fournissant un lieu, un temps et un support (des jouets ou une feuille de papier et des feutres pour le faire). Je crois échapper par là à la critique de "psychologisme ou de psychanalysme" qui ne manquera pas de m'être faite.
Jeux et traitement
Nous ne parlerons pas de traitement curatif mais plutôt de traitement préventif des troubles psychologiques de l'enfant, ce qui est bien du domaine du pédiatre (1). Il y a encore là une grande demande des parents auprès des professionnels de l'enfance.Demande de conseils certes : quel jouet, à quel âge ? Je crois que l'on peut expliquer aux parents la différence entre le jeu par usage et le jeu par destination (7).
Dans le premier cas, l'enfant choisit un objet en le détournant de sa destination initiale (par exemple se faire une voiture avec une vielle caisse et quelques accessoires), fréquent dans la France rurale du XXème siècle ou encore maintenant dans les pays pauvres. Comme le fait remarquer Flavigny (8), il est essentiel que l'adulte tolère ce jeu par usage qui s'apparente à la créativité, au bricolage et au mieux y trouve aussi du plaisir en adoptant "ce regard d'enfance sur le monde qui fait que les lattes du parquet ne sont autres que de merveilleuses routes dessinées au profit des petites voitures".
Dans le jeu par destination, c'est le cadeau de l'adulte à l'enfant, plus sophistiqué, plus acceptable dans un petit appartement, mais souvent délaissé au bout de quelques jours.
On peut, sans décrire complètement les différents stades de Piaget ou les théories de Winnicott concernant l'espace et l'objet transitionnels, proposer des jouets adaptés aux différents âges : les jeux sensorimoteurs (stimulant les cinq sens, puis la motricité globale puis fine), les jeux symboliques et enfin les jeux à règles.
Demande de conseils certes, mais aussi demande d'accompagnement dans des désordres bénins, dans des blocages transitoires qui ne justifient pas du tout un avis ou une prise en charge pédo-psychiatrique. Mais qu'il suffit bien souvent de mettre en mots, en récit avec le concours souvent déterminant des enfants jouant et/ou dessinant.
Il est quelquefois possible de revoir à la baisse les emplois du temps de certains grands enfants qui croulent sous les activités et plaider pour le temps sans rien et l'être en jachère (lying fallow) de Masud R. Kahn(9) si nécessaire à l'adolescent ... Le vide en attente de se remplir est un espace de création potentiel. Laissons-les jouer mais laissons-les aussi ne pas jouer !
Pour terminer, je voudrais citer la réflexion très poétique de Marie Laure Susini (10), psychanalyste qui concerne les adultes et leurs jeux et que je m'approprie bien volontiers : "L'homme n'a pas d'autre réalité que le monde imaginaire de ses jouets, (jeux) qu'il continue jusqu'au bout à se constituer mais souvent de façon plus figée, répétitive que l'enfant. Le château de sable retourne à l'eau, le ballon rouge aux nuages, et l'enfant se tourne vers une création nouvelle..."
Je remercie tous mes petits patients de me permettre d'accéder souvent à cet espace créatif...
Alain QUESNEY
(1) Winnicott D.W. « Jeu et réalité » ( Folio essais Gallimard 1975)(2) Ruffo M. « Examiner en jouant » (J. de pédiatrie et de puériculture n°3-1998)(3) Dominique Le Houézec: Génération tablettes Pédiablog(4) Gerber S. « Quand la pédiatrie se fait jeu » (Médecine et enfance janvier 1982)(5) Gerber S. « Les jouets de la salle d'attente » (Médecine et enfance janvier 1998)(6) Guillemaut J. « jeux et traitements » (Neuropsychiatrie de l'Enfance 30 -1982)(7) Mainard R. de Berranger P. You-Joly M.F.« l'enfant et le jouet » (Annales de pédiatrie juin 1988)(8) Flavigny C. « Le jeu, explorateur de virtualités » (J. de pédiatrie et de puériculture n°3-1998)(9) Kahn Masud R. « Passion, solitude, folie » p.219-226 (Gallimard 1985)(10) Susini M.-L. « Des jouets sur le divan » (Le jouet Editions Autrement n° 133)
(11) Tisseron S. La culture numérique, en quoi est-elle opposée à la culture du livre ? Culture mobile Aout 2012