La guerre des antibiotiques vétérinaires

Publié le 13 avril 2013 par Eldon
La TribuneLes vétérinaires prescrivent et vendent eux-mêmes des médicaments. Ceux-ci représentent un marché évalué à un milliard d’euros par an, dont le quart concerne les antibiotiques. Un système pernicieux, car exposé à la tentation de prescrire plus pour gagner plus. Diminuer les prescriptions des antibiotiques au bétail dont la viande est consommée par les Français, ce qui entraîne un grave problème de santé publique. Au point que le ministère de l’Agriculture a lancé fin 2011 un plan « antibiorésistance ». Depuis, pharmaciens et vétérinaires se renvoient la balle.

«Pendant des années, les pharmaciens ont vendu du Mediator à des femmes de 40 ans qui n’avaient pas d’acné. Ils savaient ce qu’ils vendaient, ils savaient à qui ils vendaient. Jamais ils n’ont refusé de servir le client parce que la prescription n’était pas correcte. Avec le médicament vétérinaire, c’est pareil. Que les pharmaciens ne nous disent pas qu’ils sont les rois de la pharmaco vigilance et les meilleurs protecteurs des animaux : 0,26% des signalements de risques sur les médicaments viennent d’eux, tout le reste vient de nous! » L’argument de Claude Andrillon, vétérinaire à Guéret et responsable du syndicat des vétérinaires libéraux, est polémique. Très polémique même, car un pharmacien ne peut contester une ordonnance prescrivant un médicament autorisé pour lequel il n’y a eu aucune alerte. Mais Claude Andrillon est très énervé contre les pharmaciens qui vendent du médicament vétérinaire.

« Qui veut la mort de la pharmacie vétérinaire? » 
Et ces derniers le lui rendent bien : ils se disent victimes de contrôles incessants, persécutés par des procédures judiciaires à répétition engagées en douce, selon eux, par les vétérinaires du ministère de l’Agriculture. Quelques-uns sont même désormais interdits d’exercer, d’autres sont frappés lourdement au porte-monnaie…Le Quotidien du pharmacien s’en est ému. Au point de faire claquer une « une », en février : « Qui veut la mort de la pharmacie vétérinaire? » Très désobligeant pour les vétérinaires. Du coup La Dépêche vétérinaire (dont Claude Andrillon est par ailleurs le rédacteur en chef) a répliqué en publiant en mars un dossier sur « Les dessous du clash » pas franchement à la gloire des pharmaciens. L’enjeu est clair : la vente du médicament vétérinaire. Un milliard d’euros chaque année. Sur ce milliard, le quart concerne les antibiotiques que vendent entre autres les vétérinaires. Il faut en effet savoir que les vétérinaires sont une profession déontologiquement à part, baignant dans un quasi-conflit d’intérêts permanent : ils prescrivent et ils vendent des médicaments. Et ils vendent même beaucoup plus qu’ils ne prescrivent.

Une consultation de vache débouche souvent sur 100 à 150 euros de médicaments
Les revenus d’un vétérinaire dans le monde rural dépendent en effet à 70% de la vente de médicaments, contre 30 à 35% en ville. En clair, la profession assure son niveau de vie (un peu plus de 5000 euros en moyenne, selon l’ordre des vétérinaires) avec les marges que lui octroie l’industrie pharmaceutique. Des marges avant (elles peuvent aller jusqu’à 45% du prix de vente du médicament) comme des marges arrière (les « remises de fin d’année » pour les vétérinaires qui ont « bien » prescrit). Un système pernicieux où la tentation peut être grande pour un vétérinaire de prescrire plus pour gagner plus.
Mais les pharmaciens vétérinaires ont eux aussi besoin de vendre du médicament : « On ne représente que des parts infimes du marché, explique Guy Barral, pharmacien vétérinaire dans le Rhône : 5% du médicament vétérinaire vendu, 2% seulement des antibiotiques. Les vétérinaires font tout pour limiter la concurrence, les éleveurs se fournissent directement chez eux et certains vétérinaires ne font même pas payer l’acte si l’éleveur leur prend les médicaments et que l’éleveur ne vient pas se fournir, probablement moins cher, chez nous. La concurrence avec eux, ça n’existe pas. »

Les vétérinaires ne nient pas. Mais ils expliquent. « Aller à la ferme pour une consultation de vache à 30 euros, ce n’est pas viable. Une consultation de vache débouche souvent sur 100 à 150 euros de médicaments, explique Michel Baussier, le président de l’ordre des vétérinaires. Mais j’entends des bêtises comme le fait que des vétos ne donnent pas l’ordonnance si on ne leur prend pas de médicaments. C’est faux. Personne ne fait de rétention d’ordonnance. En revanche, il est possible qu’un véto dise à un éleveur : « T’es gentil de m’appeler constamment à 2 heures du matin pour tes vêlages, mais tu pourrais quand même me prendre des médicaments. » Ça, oui, ça a pu arriver… »

Découpler la vente de la prescription

Toujours est-il que les pouvoirs publics s’en sont émus. Et c’est Bruno Le Maire, alors ministre de l’Agriculture, qui met le feu aux poudres lorsqu’en novembre 2011 il publie son plan antibiorésistance.
Les vétérinaires se crispent immédiatement sur un point : la mesure 29, prévue pour « réviser l’encadrement des pratiques commerciales liées à la vente des antibiotiques, en particulier par la suppression de contrats de coopération commerciale et la limitation des marges susceptibles d’influencer la prescription ». Bruno Le Maire ajoute : « Les vétérinaires doivent être affranchis des pratiques commerciales qui peuvent influencer leurs approvisionnements. » C’est dit en langage diplomatique mais c’est net : le ministre parle du conflit d’intérêts et veut l’arrêter.
Immédiatement la profession fonce chez le ministre, Claude Andrillon en tête. « Ce n’était pas acceptable, commente de son côté le président de l’Ordre. Pendant des années, les antibiotiques ont été considérés comme une bonne pratique; on en découvrait sans cesse et les éleveurs, de plus en plus productivistes, nous en demandaient toujours plus. Et nous aurions dû, nous seuls, être désignés comme les responsables et, en prime, perdre nos marges? Tout cela sous prétexte que l’on est envahi de viande brésilienne non contrôlée, de poulets américains nourris à l’antibiotique et de poissons chinois qui nagent dedans? »Pour les vétérinaires, qui reconnaissent les dangers de l’overdose d’antibios chez les animaux, le principal problème vient quand même d’ailleurs. De l’alimentation animale, précisément, qui engloutit à elle seule 50% des antibiotiques en France. Or elle est vendue par les industriels, pas par les vétérinaires – même s’ils la prescrivent!

Le problème du conflit d’intérêts demeure
Lors d’un rendez-vous de novembre 2011, les vétérinaires suggèrent à Bruno Le Maire de moraliser la vente chez d’autres qu’eux-mêmes, en particulier chez les pharmaciens vétérinaires. Bruno Le Maire saisit ses services, lance une plainte contre X, et les « descentes » chez les pharmaciens ayant une clientèle d’éleveurs commencent. Elles durent toujours aujourd’hui. Ils ne sont que quelques centaines mais beaucoup sont contrôlés, notamment les leaders syndicaux des pharmacies rurales : on murmure que les inspecteurs du ministère de l’Agriculture conseillent les juges pour trouver des griefs tels que le défaut d’ordonnance ou, pire, le « compérage » (l’entente illicite entre vétérinaire et pharmacien). Les contrôles de comptabilité et les ins-tructions se multiplient. Pour faire bonne mesure, les vétérinaires y ajoutent une campagne de dénigrement : « Ils sont pharmaciens parce qu’ils ont été recalés à l’école vétérinaire », répète par exemple en boucle un responsable syndical.
Reste que le problème du conflit d’intérêts demeure. Et là, les vétérinaires ont du souci à se faire. Le Parlement européen vient ainsi de voter un texte sur l’antibiorésis-tance en décembre 2012 où il demande de « limiter aux vétérinaires le droit de prescrire des antimicrobiens » et de « séparer le droit de prescrire du droit de vendre des antimicrobiens, ce qui supprime les incitants économiques liés aux prescriptions ». Rien d’obligatoire pour l’instant, les vétérinaires le savent. Mais le Parlement est patient : les députés arriveront à leurs fins un jour, ils le savent aussi. Stéphane Le Foll, l’actuel ministre de l’Agriculture, a d’ailleurs parfaitement anticipé puisqu’il répète depuis des semaines que, dans le cadre de l’antibiorésistance, « s’il faut aller jusqu’au découplage de la prescription et de la vente de médicaments, il ira ». Il attend le rapport sur la question de la mission confiée au Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, et sur la manière de mettre en œuvre la fameuse mesure 29 de Bruno Le Maire. Il sera rendu en avril afin que le Parlement puisse voter un texte à l’automne.

L’élevage aux « antibios » a encore un bel avenir

Les hauts fonctionnaires de la mission ont semble-t-il compris qu’ils devaient proposer des mesures fortes à Stéphane Le Foll, au moins sur les antibiotiques, sujet hautement sensible dans l’opinion. Le découplage de la prescription et de la vente sur ce type de médicaments ou l’interdiction faite aux vétérinaires de vendre certains antibiotiques de la nouvelle génération, essentiels en médecine humaine, semblent inévitables à court terme. Un geste politique fort de la part d’un ministre qui veut être le leader européen de l’agroécologie, même s’il ne touche pas à la grande majorité des médicaments vendus par les vétérinaires.
Mais le problème économique ne sera toujours pas surmonté. La profession de vétérinaire, contrairement à celle de médecin généraliste, est en effet encore tentante financièrement pour les étudiants. Même en milieu rural : « La vente de médicaments assure un revenu correct aux praticiens, ce qui a l’immense avantage de permettre aux pouvoirs publics de maintenir un réseau de professionnels sur tout le territoire sans avoir à débourser un centime, explique Michel Baussier. C’est un avantage de santé publique, un avantage économique considérable.

Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher a laminé le réseau des vétos de campagne. Du coup, lors de la fièvre aphteuse, les Anglais arrivaient toujours trop tard et ont dû brûler des troupeaux entiers. En France, avec notre maillage, nous avons localisé immédiatement les foyers et circonscrit la maladie. Il n’y a pratiquement pas eu d’abattage. » Si l’État veut conserver ce maillage, il devra compenser une perte de revenus entraînée par le découplage prescription-vente.
Pour la médecine animale, c’est la politique agricole commune qui joue le rôle de la Sécurité sociale et qui, en rémunérant les éleveurs, assume indirectement le revenu des vétérinaires (et des laboratoires pharmaceutiques). Est-ce sain? Pas vraiment. D’abord parce que les laboratoires ne sont pas des mécènes et qu’ils cherchent avant tout à écouler leurs produits. Ensuite parce que, crise oblige, ils commencent à réduire les marges aux vétos depuis un an ou deux : Zoetis, la nouvelle branche du médicament pour animal du géant Pfizer, a ainsi décidé d’appliquer une ristourne unique : 15% pour tous, non négociable! Enfin, parce ce que la solution de rechange n’est pas prête. Comme le dit Claude Andrillon, « la demande est tellement forte dans le monde que l’élevage industriel aux antibios a, malheureusement, de beaux jours devant lui ».

L’Europe veut des prescriptions justifiées
Anna Rosbach, députée européenne danoise, est l’auteure du rapport le plus récent sur l’antibiorésistance. La résistance aux médicaments est un phénomène inévitable qui découle des traitements antimicrobiens. Mais il atteint des proportions effarantes : « Au sein de l’Union, de l’Islande et de la Norvège, les bactéries résistantes aux antimicrobiens provoquent quelque 400000 infections et 25000 décès par an et représentent un surcoût d’au moins 1,5 milliard d’euros en soins de santé et en perte de productivité », écrit-elle dans son rapport de novembre 2012.Comme en plus ces antibios donnés aux animaux, et qui se retrouvent un jour ou l’autre dans le corps humain, sont encore vendus sans ordonnance dans certains États membres, que les progrès des États sont lents et que souvent les éleveurs préfèrent acheter des antibiotiques que de laver leurs étables, elle a proposé un plan de lutte contre la résistance aux anti-microbiens. Parmi les mesures : le refus de l’usage régulier d’antimicrobiens pour les traitements prophylactiques dans les élevages et la restriction de la prescription et l’utilisation des antibiotiques aux cas pour lesquels un vétérinaire a établi qu’il existait une justification clinique claire, et le cas échéant épidémiologique, pour traiter tous les animaux. Adopté à l’unanimité en commission.

Source: La Tribune

POUR ALLER PLUS LOIN

- le recours aux antibiotiques n’est pas une fatalité: « En Bretagne, des lapins élevés sans antibiotiques », Le Monde, avril 2013

- « Elevage : une filière illégale d’antibiotiques démantelée en Auvergne », Le Parisien, avril 2013