Charles Dantzig: « Le chef-d’oeuvre n’est pas démocratique »

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source l’express 01/02/2013

A force d’être sacralisé, le terme « chef-d’oeuvre » est parfois galvaudé. Dans son dernier livre, A propos des chefs-d’oeuvre, l’écrivain Charles Dantzig le réhabilite et lui redonne son éclat. Interview. 

Charles Dantzig écrit « A propos des chefs-d’oeuvre » (Grasset).

Photo Mathieu Zazzo


Pourquoi vous êtes-vous intéressé au chef-d’oeuvre?

Depuis Voltaire, qui a utilisé, le premier, ce mot en 1752, personne n’avait tenté d’y réfléchir. Qu’est-ce que cela signifie, sinon que le chef-d’oeuvre est un acte de foi ? L’homme croit au chef-d’oeuvre. Or celui-ci n’a rien de sacré. Ce n’est ni un pouvoir ni une statue immuable que l’on admire. Je suis contre la croyance, car cela veut dire qu’on a renoncé à réfléchir. Ma tentative, ici, est de le faire comprendre sans intimidation. 

Dans le domaine de l’art, il s’expose au musée. En littérature, où est sa place?

L’équivalent du musée serait la bibliothèque, sauf qu’elle n’est ni majestueuse ni imposante. D’abord, un livre – ce parallélépipède rectangle -, c’est moche ! La bibliothèque, où l’on ne voit que des dos d’ouvrages, ne fait que signaler une banalité alors que l’expérience de la lecture ne l’est pas. Le chef-d’oeuvre nous élève. Il nous amène vers des sommets. Dans la vie de tous les jours, nous évoluons dans un bain tiède. Le chef-d’oeuvre nous en sort et nous met à une autre température, glacée ou chaude. Il élève au-dessus de la banalité, de la médiocrité, de la monotonie. 

Le temps est-il nécessaire pour reconnaître un chef-d’oeuvre?

J’ai toujours contesté l’idée de postérité, c’est donner trop de chance à la mort. Dans cinquante ans, les gens feront eux aussi des erreurs et n’auront pas nécessairement plus de goût. On identifie tout de suite un chef-d’oeuvre. Prenez La Recherche : alors que Proust était connu pour être un jeune mondain qui sortait avec des comtesses et allait au Ritz, dès la parution de son livre, on a su que c’en était un. Pareil pour le théâtre de Sophocle : il n’a pas fallu l’usure des millénaires pour savoir qu’il était un immense écrivain ; il reçut tous les prix de théâtre de son vivant. 

Le chef-d’oeuvre peut-il être déchu?

Au début du XVIIIe siècle, la notoriété de Shakespeare s’était complètement éteinte. Il passait pour un auteur ennuyeux. Une petite bande de gens s’en est emparé, l’a joué et a parlé de lui. Et l’oeuvre de Shakespeare est réapparue. Il faut oser dire une chose: le chef-d’oeuvre n’est pas démocratique. Ce n’est pas la quantité de lecteurs qui fait la valeur du livre. 

Où en est notre désir de chef-d’oeuvre?

On a d’abord traversé une période de déconstruction. Dans les arts, il y a eu Marcel Duchamp, en littérature, Joyce. Dans les décennies suivantes, l’idée même de chef-d’oeuvre était douteuse car symbole d’un élitisme qui était regardé un peu de travers. Il faut dire que cela n’allait pas avec l’ambiance assez ironique de l’époque de Duchamp. J’observe depuis quelques années un retour du désir de grande oeuvre. Cessons donc de considérer, d’une part, que nous ne sommes pas capables d’en produire et, d’autre part, que c’est ennuyeux et académique. Il y a évidemment quelque chose de très français dans cet élan : la France est le pays le plus littéraire au monde. 

Pourquoi comparez-vous les écrivains à des héros?

Je crois que, pour écrire, il faut renoncer à vivre. Proust a dû s’enfermer pour créer. Car un combat se joue entre l’auteur et son oeuvre. Et il faut le gagner. C’est d’autant plus admirable que c’est un héroïsme silencieux. Si vous saviez combien Mallarmé prenait de temps pour écrire ses poèmes. C’était un homme charmant qui n’était pas du tout dans la posture de la souffrance. De son combat, il ne disait rien. Je trouve ça très émouvant. 

Vous soulignez l’importance et le souci de la forme dans un chef-d’oeuvre: le rythme, les mots. N’y a t-il pas une incompatibilité entre le chef-d’oeuvre et les penchants de notre époque, qui s’exprime de plus en plus mal?

Il ne devrait pas y en avoir. Je pourrais vous montrer mes textos. Je fais de vraies phrases ; j’écris des poèmes dans mes SMS, j’envoie des mots d’amour parfaitement écrits avec mon portable. La littérature n’est pas dépendante d’un support, le beau non plus. Il y a des choses amusantes à faire justement avec l’iPhone et ses textos sous forme de bulles vertes. Je m’amuse à écrire des messages de trois tailles différentes : une grande, une moyenne, une petite. Je ne dis pas que c’est un chef-d’oeuvre, mais le monde contemporain n’empêche pas une tentative de forme, il suffit de l’inventer. Pareil pour Twitter. Pourquoi ne pas écrire des poèmes en 140 signes, comme les haïkus, les poèmes japonais ? On peut faire de la littérature avec tout. 

La vogue du vintage, ce goût pour les créations du passé, est-elle un hommage aux chefs-d’oeuvre?

Vous avez raison, il y a une part de ça dans la mode, le design, la déco… Mais l’attrait du vintage peut paralyser l’idée de création. Et virer à la parodie. 

Permet-il à ces disciplines mineures de gagner des galons?

Un beau manteau vaut mieux qu’un mauvais roman. J’ai acheté une veste en velours bleu marine de la créatrice Bali Barret, qui est un chef-d’oeuvre. L’artichaut sucré de Guy Martin, au Grand Véfour, c’est bien mieux qu’un film moyen. En design, je citerais les créations en ferraille de l’Israélienne Kozo. En cinéma, le dernier film de Chantal Ackerman, La Folie Almayer. En musique, la chanson Une autre femme, de Thomas Fersen. Ou encore ce livre pour enfants qui s’intitule La Plus Mignonne des petites souris… Hélas, la prouesse artistique passe souvent après la prouesse commerciale. On a tous en tête une musique, un film, un défilé de mode merveilleux, mais raté parce qu’il n’a pas marché… 

Le chef-d’oeuvre est-il le faux ami du best-seller?

S’il devient un best-seller, c’est par hasard. Ce n’est ni volontaire ni explicable. C’est un moment de folie du public qui fait du chef-d’oeuvre un succès. Comment Belle du seigneur, paru en 1968, qui était un gros livre, écrit dans un vocabulaire compliqué, a-t-il pu accéder à un si grand public ? C’est fortuit. Et heureusement. Albert Cohen n’a pas cherché ce succès. Il l’a obtenu par hasard. Je suis pour l’injustice quand elle s’applique au génie.