L’immense majorité des fraudeurs ne sont pas les riches dénoncés dans la presse mais simplement des gens qui essayent de vivre de leur travail.
Par Guillaume Nicoulaud.
Lorsqu’elle a ouvert sa boutique de fleur il y a quelques années, Mireille ne s’attendait pas à devenir riche mais espérait tout de même – à raison de douze heures par jour, cinq jours sur sept – pouvoir se payer au moins l’équivalent d’un Smic. Dès sa première année d’activité, elle a dû se rendre à l’évidence : le seul moyen d’y parvenir, c’est de faire un maximum de black. C’est en faisant le point avec son expert-comptable qu’elle en a pris conscience. Même en supposant qu’elle parvienne à maintenir son chiffre d’affaires des bons mois (la Toussaint en novembre, la fête des mères en juin…), elle ne pouvait pas espérer se payer plus de 900 euros par mois. L’expert-comptable n’a rien dit ; il a juste suggéré ; c’était suffisant pour que Mireille comprenne ce qui lui restait à faire.
Pour l’aspect pratique des choses, ça n’a pas été compliqué : il a suffi de demander à Olivier, le coiffeur d’à côté. Ça fait maintenant plus de vingt ans qu’il ne vit que grâce à cette part souterraine de son activité ; d’ailleurs, pour peu qu’on le connaisse bien, il finit par le reconnaître : « sans le black, je mets la clé sous la porte dès demain. » Olivier a fait simple, il n’accepte pas les chèques et n’a pas de gameboy (a.k.a.de terminal pour cartes bleues) : tout est en cash et le relevé d’activité qu’il envoie chaque mois à son comptable ne sert qu’à donner le change à l’administration fiscale. Quand Mireille est venue le voir pour glaner quelques conseils, la première réaction d’Olivier fut d’exprimer sa surprise : « Quoi ? Tu déclares tout ? Mais tu es folle ou quoi ? »
Secret de Polichinelle
Le black, autour de chez moi, c’est une économie à part entière. Ici, on n’a pas de compte en Suisse – on est loin rouler sur l’or et l’ISF comme la tranche marginale de l’IRPP ne concernent pas grand monde – mais du black, presque tout le monde en fait – plus ou moins. On l’évoque à demi-mot, par métaphore mais, dès lors que vous avez affaire à une petite entreprise, vous pouvez être absolument certain que votre interlocuteur – soit qu’il accepte, soit qui le refuse – sait très bien de quoi il retourne. Le prix affiché sur le devis de votre électricien s’entend pour un paiement par chèque et la dernière fois que j’ai réglé mon boucher en liquide, il m’a simplement fait savoir que « ça ne le dérangeait pas d’être payé en carte bleue. [1] »
C’est le secret de Polichinelle. La dernière fois que j’ai eu l’occasion de discuter de manière informelle avec un inspecteur du fisc, le frère d’un ami, ses commentaires ne laissaient aucune place à l’ambigüité : non seulement tous ses collègues sont parfaitement au courant mais ils font même souvent semblant de ne rien voir. C’est illégal mais c’est toléré pour la simple et bonne raison qu’au-delà du coût pharaonique que représenterait une lutte efficace contre cette forme d’activité, mettre fin au black reviendrait à faire fermer des milliers d’entreprises partout en France. C’est aussi simple que ça : l’application systématique de la règle fiscale ferait littéralement exploser les chiffres du chômage et porterait un coup fatal aux finances de l’État.
Alors ils laissent courir. Par les temps qui courent, être inspecteur du fisc n’est déjà pas un métier facile – les gens désespérés sont capable de commettre de grosses bêtises – et ce n’est pas parce qu’on travaille pour la citadelle de Bercy qu’on est incapable d’empathie : lorsqu’on est face à eux, qu’on a épluché leurs comptes et acquis une connaissance intime de leur vie, on sait mieux que quiconque – et notamment que le ministre – que l’immense majorité des fraudeurs ne sont pas les riches dénoncés dans la presse mais simplement des gens qui essayent de vivre de leur travail. Et puis, très pragmatiquement, il vaut mieux accepter un petit manque à gagner plutôt que de tout perdre : après tous, qui paiera les salaires des inspecteurs des impôts et à quoi serviront-ils quand il n’y aura plus personne à taxer ?
Équilibre instable
À Marseille, l’affaire Cahuzac a provoqué des réactions ambivalentes : si l’on met de côté les militants politiques, le sentiment de la rue hésite entre l’ironie et la compréhension. Ironie, non pas parce que M. Cahuzac est supposé être « de gauche » [2] – le Parti socialiste à Marseille… Bref – mais surtout parce qu’un ministre du budget qui prétend lutter contre la fraude fiscale tout en cachant sa fortune personnelle en Suisse, ça aurait fait un excellent scénario dans la grande tradition de la commedia dell’arte. Compréhension, aussi, parce que tous ici savent qu’à divers degrés, tout le monde aurait fait la même chose et, à vrai dire, tout le monde le fait plus ou moins.
Dans la société de l’indécence commune, personne n’est innocent. Fraude fiscale ou perception d’aides sociales indues, par action ou par omission, nous trichons tous – à divers degrés – et cherchons à exploiter les règles du jeu au mieux de nos intérêts en post-justifiant éventuellement nos transgressions par telle ou telle posture idéologique – i.e. « je refuse de payer pour les arabes » ou « il faut faire payer les riches ». Tout le monde triche, tout le monde sait que tout le monde triche et tout le monde sait que tout le monde sait que tout le monde triche : c’est une forme de common knowledge [3] qui ne tient que par notre volonté commune de ne pas voir la réalité en face.
Après tous, sans doute est-ce une bonne chose. Les non-dits tuent les familles aussi sûrement que les États et il faudra bien un jour crever l’abcès et mettre fin à cette chimère. Le plus tôt sera le mieux. En attendant, Mireille a décidé de jeter l’éponge ; elle ne supportait plus de vivre dans un monde où gagner honnêtement sa vie implique nécessairement de vivre dans l’illégalité et le mensonge.
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Sur le web.
Notes :
- J’avais vraiment oublié ma carte bleue. ↩
- Si tant est que ce mot ait encore un sens. ↩
- De David Lewis, un bon résumé sur Wikipédia (en anglais). ↩
- Frédéric Bastiat, L’État (1848). ↩