La folie est-elle au centre de « Cyrano de Bergerac » ? Marginalité ? Schizophrénie ? Paranoïa ? Neurasthénie ? Aux yeux de la plupart des spectateurs, la célèbre pièce de Rostand constitue avant tout un éloge empanaché de l’audace, de la liberté de pensée et de l’indignation... Or, laisser gesticuler et s’enflammer le brillant cadet de Gascogne sur le fond blême d’une clinique, n’est-ce pas risquer de décolorer le nez du trublion et d’introduire, sous le « feutre qui le calfeutre », l’ombre de la sénilité ? Le parti-pris de Dominique Pitoiset ne manque cependant pas de charme et fait un peu basculer les personnages du flamboyant Rostand dans unmilieu aux allures quasi kafkaïennes.
La scène se joue sur le carrelage d’un asile psychiatrique, d’un hôpital, c’est selon... Les patients ne sont pas forcément fous mais c’est une humanité désoeuvrée, consternée, soupe au lait, qui vaque lamentablement entre un juke-box, une table en formica, un lit à barreaux, un charriot à linge et autres piteux ustensiles (où est donc l’urinoir ?) Parfois un cri, un fou-rire, un jacassement... De Guiche libidineux et mécanique, pince la taille d’une grande fille en chemise de nuit qui s’échappe et monte sur le lit et montre ses cuisses...
Sous la lumière crue d’une lune de néons pas même « opaline », Cyrano est d’abord avachi dans un grand fauteuil et, la tête bandée (annonce de l’accident à venir au 5° acte) tourne le dos au spectateur. Il subit, comme ses congénères, « les vers du vieux Baro valant moins que zéro », les « tours de souplesse dorsale » des hospitalisés en jogging qui arrivent au pas de gymnastique comme sur un ring, des excités du bocal qui font sauter leur bonnet, roulent les mécaniques ou dégainent le cran d’arrêt pour un oui pour un non ou pour un nez !
D’humeur bilieuse, le patient du fauteuil ne supporte pas longtemps les provocations et les agaceries des « petits marquis » et il règle la querelle à coups de fer à repasser : « A la fin de l’envoi, je touche » ! « A la fin de l’envoi, je touche » ! Cette nouvelle façon de « laver son linge sale » fait le bonheur de Ragueneau, petit athlète essoufflé et courtaud qui court entre les cordes et alimente de vers ou de pâtisseries l’espace en formica. Et c’est dans cet espace en toc, favorable au contrepoint si cher à Flaubert, qu’a lieu la rencontre si hautement romantique avec la « précieuse Roxane » grâce à qui « une robe est passée dans (sa) vie »...
Pour séduire une telle femme, Cyrano l’a compris, il faut s’y mettre à deux : « faisons à nous deux un héros de roman ». Le pari est beau, prometteur, dans la lumière bleutée du juke-box, et sur la musique du groupe Queen, il passe un pacte avec Christian dont Roxane est tombée éperdument amoureuse. « We are the champions, my friend ! » ! On aurait presque envie de danser avec le disc-jockey qui choisit ses variations. L’assaut est facile, il sera épistolaire ou ne sera pas...
Nouvelle trouvaille de Pitoiset... Du fer à repasser à l’étendage, il n’y a qu’un pas, et le linge des lettres est pendu sans essorage sur la scène tout au long des étendages que Cyrano improvise dans toute la largeur de l’espace. Sur la scène, Roxane n’a plus qu’à « décrocher le linge » et à en respirer la fraicheur. La pince à linge est aussi une pince à cœur... Mais les plaisirs rustiques et agrestes n’ont qu’un temps et Roxane n’est pas qu’une enfant de « l’Astrée ». Sous la nuisette, la précieuse est une sensuelle qui réclame son lot de baisers : « ce secret qui prend la bouche pour oreille, cet instant d’infini qui fait un bruit d’abeille... ». A ce moment, la mise en scène délirante atteint l’un de ses sommets. Pas de scène de balcon chez les fous, pas de bras nus dans le feuillage, de paume de main qui tremble dans le jasmin... Roxane a claqué la porte sur « l’éloquence en fuite » de Christian, elle est montée bouder dans sa chambre. Mais un petit écran descend sur la scène, fait oublier le vieux linge et les bassines. L’icône du téléphone clignote à jardin, le visage de Roxane apparaît en gros plan. Skype à la rescousse de Christian...
Beauté de l’image de la comédienne en gros plan. Toute l’impatience du désir amoureux, l’intimité dévoilée, la rougeur et l’émotion du visage de la femme aimée, peu à peu grisée par les mots... La voix de Cyrano qui relaie la voix de Christian. « Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot »... La communication qui s’interrompt, qui revient... La promesse du baiser qui démasque Roxane, la précipitation de l’amant : « Puisqu’elle est si pressée, il faut que j’en profite »... et la tragique frustration du « passeur » qui se retrouve seul et qui dira plus tard qu’il vient de vivre le moment le plus merveilleux de sa vie : « Pendant que je restais en bas dans l’ombre noire / D’autres montaient cueillir le baiser de la gloire ».
Agent trouble-fête, ordonnateur solennel, De Guiche a des airs de pitre inquiétant. Dans un étrange accoutrement, c’est lui qui prononce la sentence décisive : les cadets partent à la guerre, finie la bagatelle ! Christian va y perdre la vie : le lit d’hôpital trouve ainsi sa fonction. Le siège d’invalide également. Dans l’impitoyable mise en scène de Pitoiset, l’immaculée Roxane brutalement « frappée » par le poids des ans, enfile sans transition une espèce de corset boudiné à la Mrs Doubtfire. Quinze ans ont passé, et la robe de la nonne qu’elle revêt désormais dissimule mal l’embonpoint de la belle inconsolable. Toujours fidèle à sa bien aimée, Cyrano lui rend visite et, en bon libertin, taquine régulièrement les bonnes sœurs.
Mais victime d’une agression, il ne peut plus que s’effondrer dans le fameux Fauteuil (figure du Destin ?) Il trouve néanmoins la force (et Philippe Torreton porte brillamment le personnage jusqu’à ses ultimes limites) de défier une dernière fois le monde : « Tous mes vieux ennemis, le Mensonge, les Compromis, les Préjugés, les Lâchetés, la Sottise... » (résonance particulière en ces semaines politiques troubles...)
Il s’effondre. Lumière bleutée du juke-box... Baschung, « comme un légo »... Retour à la case départ... L’Eternel Retour tragique ? Un sentiment étreint le spectateur... Comme si la pièce allait recommencer à l’infini... Comme si, finalement, le parti-pris de la mise en scène était le suivant : l’histoire de « Cyrano de Bergerac » met en scène des héros décalés, blessés, mortifiés : « J’ai tout raté, même ma mort » se lamente Hercule Savinien Cyrano de Bergerac « qui fut tout et qui fut rien ».
Lessivés par la vie, condamnés à jouer inlassablement le même rôle, à défier des fantômes, à lancer les balles des mêmes mots, à aimer une ombre, dans une vie de toute manière, ratée d’avance ! Sous la lumière des projecteurs, des personnages phalènes et spadassins, enfermés entre les murs d’une blanche clinique neuropsychiatrique...