Il n’y a plus de corps privé. « Elle » est donc privée de corps sans
être absolument interdite de voix. Tenter de respirer, arracher au silence
d’autres prises de contacts, éprouver des coïncidences, ouvrir la morale, créer
des créatures, poursuivre la création. Se souvenir pour écrire, reconstituer la
discontinuité des gestes par la saisie d’écarts dans la langue. Scènes
extraites de la mémoire du corps, extraits presque silencieux qui rompent
cependant le vide en le traversant jusqu’à une « Fin » qui se dédoublera
en contre-fin.
L’écriture tranchée et tranchante est donc à l’image d’un titre qui refuse les
larmes au profit d’une arme : des
suspensions d’énoncés hors phrases inventent la nécessité du souffle par-delà
la suffocation, un programme respiratoire et une démesure vibratoire, ceux d’un
corps expirant qui compose avec le sens de la survie. Les vers cristallisent un
événement, le dupliquent, le disposent dans le temps dilaté de la mémoire, sur
l’espace resserré de la page qui lui, contient, retient, sécurise.
« Elle » sait un peu plus quand ça commence et quand ça peut finir à
partir du moment où les lettres s’en saisissent. Une écriture qui dit donc la
multiplicité interne des affects, des peurs et des douleurs intériorisées, des
plaisirs coupables et interdits jamais oubliés. Cette écriture, dans sa
solitude impartageable — le poème ne deviendra jamais dialogue,
fût-il désespéré — entend des voix et se rappelle à la voix — cet
Autre qui incarne la menace intrusive, la violation des limites par l’étreinte.
« Elle » (l’écriture depuis la petite fille qu’elle n’est plus)
lamine tout pathétique, articulant les faits du passé depuis un présent
lui-même trouble, conduisant le lointain nocturne au proche toujours privé de
lumières, même si les liens cause-effet ne sont jamais figés et toujours
susceptibles d’une autre lecture, d’une mise en page renouvelée.
« Fin » n’est pas la fin. Le mot apparaît pour un terme qui n’en
est pas un : doté d’une majuscule, il n’est suivi d’aucun point. On parle
de fin de vie mais il n’y a pas de fin du poème tant que le poète dit la
reprise : l’après-fin, c’est-à-dire le devenir d’une femme piégée mais non
soumise, fébrile, vibrante, dont le souffle a trouvé, enfin, un lieu pour
rayonner et circonscrire le Réel. Un entêtement à vivre grâce au dire sans
attendre de pardon, sans exiger d’oubli, sans espérer une quelconque
renaissance.
Survivances des images passées, persistance des demandes, impuissance des
refus, expérience intégrale : le poème envisage la narration d’un abîme,
le tragique originel, une rencontre des corps assortie d’un viol des esprits,
le progrès d’un mal qui continue de faire son chemin, de ronger le présent et
de menacer la santé. Ce qui a eu lieu ne se compte pas, ne se juge pas, et ne
supporte aucune modalité, aucune hésitation, aucun compromis, ni dans sa
restitution ni dans sa répétition. Ce qui a eu lieu est l’objet d’une synthèse
mentale qui se heurte à la seule mesure qui soit : celle de cet excès qui
fonde une poétique, et trace les circonstances d’une vie en prise au Réel. Violence
interruptive face à laquelle le sujet est rejeté à son propre vide qu’il habite
d’une voix soufflée toujours plus singulière : celle des larmes tues.
[Anne Malaprade]
Anne-Marie Albiach, Celui des « lames »,
Éric Pesty éditeur, 2013, 9€