Le roman posthume de Jacques Chessex que vient de publier Grasset en administre une nouvelle fois la preuve.
Ecrit vraisemblablement un an tout au plus avant sa mort, ce livre est un véritable bijou d'écriture. Il n'est pas usurpé, ni banal, de dire que l'auteur est parvenu là au sommet de son art.
A supposer que les thèmes récurrents de Maître Jacques, comme l'appelle Jean-Louis Kuffer, ne présentent pas d'intérêt - ce qui n'est pas le cas -, la musique seule de ce roman vaudrait le détour, propre à enchanter le lecteur.
Le narrateur parle à la première personne. Il ressemble comme un frère à l'auteur qui lui prête sa plume.
Il a été élevé dans le calvinisme. Il y a vingt ans, il enseignait encore au Gymnase de la Cité à Lausanne, près du pont Bessières. Il a écrit des livres sur la mort, qui le hante. Il a une dévotion particulière pour le sexe au goût de miel de sa compagne Blandine, une ancienne de ses élèves. Son père s'est suicidé cinquante plus tôt "balle dans la tempe par pluie fade".
Son voisin est mort, à 91 ans. Il se rend à la cérémonie d'enterrement biculturelle, française et suisse-alémanique, qui se déroule dans la chapelle du bourg. C'est le mois d'août. Il fait chaud. Les visages sont "marqués de pleurs et rouges". Rien que de lire le programme de musique sacrée de l'office, il est ému:
"Je reconnais l'austérité du remords, c'est celle de ma race, de ma fibre, des nerfs domptés de ma famille de fronts fermés et de coeurs en lutte."
En écoutant la louange du défunt par le pasteur français, il mesure "la terrible et lumineuse différence" qui le sépare de ce voisin, de cet homme bon, mort de sa belle mort, qui est en haut:
"Je suis en bas, toujours en vie, à ruminer mes chemins de traverse."
Tout est en effet prétexte à souvenirs dans les paroles des deux prédicateurs, le Français comme le Suisse-Allemand.
Il se souvient du petit-fils de son voisin, Nicolas, mort à 25 ans, cinq ans auparavant, et de ce que la femme du voisin, protestante pur jus, avait dit alors, conseil "effrayant de longue soumission":
"Il faut tout accepter."
Il se souvient du fou des tombes qui criait dans le cimetière sous ses fenêtres et s'en était pris le lendemain à son voisin, qui ne lui en avait pas voulu et, au contraire, avait prié pour lui.
Il se souvient à tout bout de champ du Visage, celui du jeune homme de 21 ans, Bernard Benast, qu'il avait reçu à la demande d'une collègue. Il n'avait pas su trouver les mots pour le dissuader d'aimer la mort pour la mort.
En dehors de ce qu'il considère comme une faute, il ressent peu la culpabilité dont sont victimes la plupart de ses coreligionnaires, mais il se souvient:
"Comme tous les protestants j'avais le crâne farci de cantiques, de lectures bibliques, de citations revenues de l'enfance dans les sombres salles d'école du dimanche ou de sévère catéchisme."
Le fait est qu'il parsème son récit de citations tirées du Deutéronome, de Jean, de Job, de la Genèse, d'un cantique protestant anonyme du XIXe, des Psaumes, des Proverbes...
Le temps s'écoule après la mort de son voisin. Il sait que viendra son tour, avant celui de son amante. Alors, en attendant, il se tient disponible à ce qu'attend de lui Blandine:
"L'esprit de Blandine, le coeur et le corps de Blandine m'attiraient et m'imposaient une incessante occupation de toute sa personne."
Le personnage de ce roman ressemble bien, comme un frère, à Jacques Chessex.
Il se rend bien compte qu'il est en bas, compagnon de ceux "qui agitent leurs histoires comme des
guenilles", et que la gloire est à Dieu seul, SOLI DEO GLORIA, ces mots gravés au tympan de la chaire de la chapelle du bourg. Hosanna !
Misérable pécheur, il a assez de désir de Dieu pour espérer qu'Il s'intéresse à lui. Il lit. Il écrit et la manière dont il écrit s'avère être, sublimation de ses imperfections, un humble et pur hommage à son Créateur.
Francis Richard
Hosanna, Jacques Chessex, 128 pages, Grasset