En tant que musicienne et littéraire, je me suis souvent interrogée sur
les liens qui existent entre musique et littérature. De nombreuses lectures de
poèmes voient s'ajouter la présence d'un musicien ou d'une musicienne. Mais ce
qu'on entend alors, c'est le texte + la musique. Au mieux, la musique met en
valeur le texte, souligne des parcelles de lui qui étaient restées inaperçues,
dans l'ombre. La question vaut alors d'être posée : lors d'une création
qui fait se rejoindre voix et musique, peut-on relier musique et littérature au
point de faire que la littérature soit contenue dans la musique, et non pas
ajoutée à elle ? Est-il encore possible de transformer un texte en musique
de telle manière que sa dimension musicale apparaisse comme sa dimension
première(1)?
Matthieu Gosztola, préoccupé par ces problématiques (au point de les énoncer au
cours d'une récente intervention publique) répond dans ses actes par
l'affirmative.
Cet auteur a été programmé à la dernière minute pour la soirée de clôture du
festival Deklamɔ̃ (Déclamons),
le lundi 25 mars, après la désaffection de Christophe Marchand-Kiss. Sa longue
improvisation au piano (Yamaha), mêlée à une diction très travaillée d'une
version différente de Débris de tuer, a suscité de vives réactions. Si
les applaudissements ont été très nourris quand l'auteur s'est levé, si des
« bravos » ont fusé, plusieurs personnes ont quitté la salle au cours
de la représentation. Si Matthieu Gosztola a pu surprendre, voire dérouter, ou
même « choquer », ça a assurément été par l'utilisation qui a été la
sienne des cordes de l'instrument. Dans la mouvance de la musique de John Cage
et des pianos préparés, il a mêlé souvent cordes frappées avec les marteaux de
l'instrument (rien de plus logique) et cordes pincées, frappées avec les
doigts, avec le plat de la main. Ce qui l'a amené à des positions parfois
périlleuses, mais préparées d'avance, comme en témoignait la pose des micros(2).
Il a été jusqu'à jouer avec l'ensemble des cordes de l'instrument, en se tenant
debout (la tête placée sous le couvercle du piano), exactement comme il aurait
fait avec une harpe. Il faut noter que ce jeu était alors accompagné d'un
martèlement significatif qui était dû à des coups d'intensité variable portés
avec un instrument (lequel ?) sur la charpente métallique du piano.
Cette façon d'utiliser le piano comme un instrument de percussion m'a fait très
fortement songer à Béla Bartók (1881-1945). Matthieu Gosztola d'ailleurs dans
toute son improvisation qui est passée d'une grande virtuosité (presque
lisztienne) à la plus intense lenteur (proche d'un recueillement) a montré une
prédilection pour le demi-ton, se plaçant dans la lignée du compositeur hongrois,
qui savait ne pas être le seul à voir cet intervalle comme un gisement
inépuisable pour les compositions. Inépuisable, comme l'a prouvé cette soirée à
Rennes, et Bartók avançait dès avril 1920 dans Das Problem der neuen Musik
(Le problème de la musique nouvelle), un article paru dans Melos (à
Berlin), que les « pièces de Schönberg et Stravinsky composées »
après 1906 « prouvent que le système reposant sur le demi-ton n'a pas
encore dit son dernier mot ».
Mais si Bartók reste malgré tout très proche de la tonalité, dans l'utilisation
qu'il fait des demi-tons, nourrissant ses compositions des inflexions
rythmiques et des hauteurs de note de la musique populaire, Schönberg lui
utilise l'atonalité comme système auto-suffisant, devant remplacer le système
de la tonalité. Et on peut considérer que c'est Arnold Schönberg (1874-1951)
plus encore que Bartók que suit Matthieu Gosztola, puisque celui-ci s'est placé
résolument du côté de l'atonalité, dans la mise en musique de Débris de tuer.
L'ensemble de ce concert a été pénétré de part en part par le principe de la
« Reihenkomposition » (composition sérielle), hérité du compositeur
autrichien. Matthieu Gosztola se détache certes d'une seule « défense et
illustration » de l'atonalité comme système, et prend ses distances par
cela avec Schönberg, construisant un tonal de l'atonalité (car son
improvisation est aussi très proche des identités musicales du jazz et du
classique, et de Keith Jarrett en particulier, qui se tient à la croisée de ces
deux chemins), mais il renoue bien avec la musique sérielle à ses
origines.
Pour comprendre comment c'est possible, il nous faut dresser rapidement une
histoire de ces origines. Schönberg fait paraître dans l'Almanach de l'Edition
Universal, en 1925, un petit essai, qu'il titre : Gesinnung oder
Erkentniss ? Dans ces pages essentielles pour comprendre les
fondements de sa musique (et plus largement les fondements de toute la musique
dodécaphonique), le compositeur part de l'idée comme quoi il n'y a
« aucune raison physique ou esthétique qui p[eut] forcer le musicien à se
servir de la tonalité pour la représentation de sa pensée ». Le principe
de l'atonalité vaut celui de la tonalité. Pour prouver la valeur de
l'atonalité, Schönberg cherche à montrer que ce système ne constitue pas une
rupture historique par rapport à un siècle qui voit l'avènement acméique de la
tonalité : le dix-neuvième. « J'ai montré, écrit Schönberg, que ce
n'était pas un état nouveau que celui où la musique se trouve sans le secours
de la tonalité ; qu'elle s'y trouve, au contraire, déjà depuis Wagner
(1813-1883) et qu'il ne s'agit que d'employer un autre moyen de liaison
formelle d'une force suffisante pour réduire les événements (musicaux) au même
dénominateur. » Le chef d'orchestre René Leibowitz (1913-1972) commente ce
passage, dans son Introduction à la musique de douze sons comme
suit : « si le musicien abandonne la tonalité, il lui faudra un
nouveau système musical lui permettant d'acquérir des moyens grâce auxquels il
sera en mesure de composer des œuvres « atonales » qui, en matière
d'unité formelle ne le céderont en rien aux œuvres tonales ». Parce que le
musicien qui fait œuvre d'atonalité délaisse les « moyens d'articulation
traditionnels », il lui faut inventer une nouvelle articulation. Pour que
celle-ci advienne, il faut un « élément unificateur », nous dit
Schönberg. Et cet « élément » unificateur, pendant longtemps, ça a
été la « parole ». L'« œuvre avec texte » est à la base de
toute composition atonale (historiquement parlant), déclare Schönberg dans Gesinnung
oder Erkentniss ?
Matthieu Gosztola renoue intimement avec cette conception. Il fait de sa
parole, qu'il utilise dans toute sa tessiture, dans tout son spectre (du
chuchotement placé à la limite de l'audible au cri), le centre absolu de sa
composition. Il fait de sa parole un chant (j'ai eu plusieurs fois le sentiment
étrange qu'il passait de la voix de poitrine à la voix de tête, de façon
cyclique), sans jamais pourtant chanter le texte.
Le rythme (très marqué) de la parole de l'auteur, son intensité, ses
différentes teintes, la façon qu'elle a de jouer avec le silence, avec la
musique, qu'elle recouvre, ou pas, qu'elle suit, ou pas, qu'elle va jusqu'à
contredire à de très nombreux passages..., tous ces traits donnent sa
structure très unitaire à la composition. Maintenant, cette structure, elle ne
vaut pas en soi, elle a pour Matthieu Gosztola une visée, une vocation. Elle
fait pleinement (et pour la première fois, pourrait-on affirmer) exister
l'identité même du poème. Cette identité, c'est la douleur, immensément grande,
que le poème fait apparaître par le langage, par la
« spatialisation » de celui-ci, par les nombreux procédés formels que
l'auteur utilise. Cette douleur si criante (elle est défigurée, elle défigure),
c'est celle de tout le peuple rwandais, pendant et après le génocide. Dans Aimer
Schumann, la préface qu'il donne au livre de Marcel Beaufils La musique
pour piano de Schumann, Roland Barthes compose un paragraphe qui convient
parfaitement à Débris de tuer tel que nous avons pu l'écouter à
Rennes : « Dans ce monde cassé, tissé d'apparences tournoyantes (le monde
est tout entier un Carnaval), parfois un élément pur et comme terriblement
immobile fait sa percée : la douleur. " Si vous me demandiez le nom
de ma douleur, je ne pourrais pas vous le dire. Je crois que c'est la douleur
elle-même, et je ne saurais pas la désigner plus justement ". »
J'ai relu Débris de tuer après la représentation et c'est alors un tout
autre texte qui est apparu sous mes yeux. Preuve comme quoi ce n'était pas un
texte mis en musique mais un texte devenu musique, pendant cette soirée de
clôture mémorable.
[Sylvie Dupuis]
(1)C'est ce qu'on retrouve par exemple dans l'utilisation que fait Debussy
(1862-1918) du texte de Maeterlinck avec Pelléas et Mélisande.
(2)Voir des photographies
sur le site de l’auteur
Matthieu Gosztola, Débris de tuer, Atelier
de l’agneau, 2010