Relever le défi de la mort - Jean Garneau (1941-2005)

Par Helmous
Les conséquences du déni
Pour mieux comprendre l'importance de relever le défi existentiel que la mort nous présente, rien n'est plus éloquent d'une bonne compréhension des conséquences qu'entraîne le déni de cette réalité.
Un style personnel
C'est une organisation d'ensemble de la personnalité et de la façon de vivre qui est nécessaire pour maintenir un déni existentiel comme celui de la mort. Voyons d'abord un exemple qui permet d'illustrer les composantes essentielles de ce style personnel.
Michel porte apparemment depuis toujours une inquiétude sourde qui lui rend la vie difficile à porter. Il ne sait pas à quoi l'attribuer et considère qu'elle relève probablement de son héritage génétique car il ne parvient pas à la relier à une situation ou un événement. Jamais il ne croirait que cette insécurité ait un rapport avec une peur de la mort car c'est une question à laquelle il ne pense jamais.
Michel est toujours surpris pas ses fortes réactions lorsqu'il doit vivre une séparation. Même les adieux entre personnages de films le touchent au cœur. Il devient facilement ému lorsque son équipe de travail fête le départ d'un employé; à un tel point qu'il cherche maintenant à éviter ou abréger en se durcissant toutes les situations du genre.
Il agit de la même façon en famille: il évite autant que possible les situations où il faut se séparer. Lorsqu'il doit partir en voyage, les adieux sont terminés avant d'avoir commencé tellement il part rapidement. Il a même refusé une promotion très intéressante parce qu'elle l'aurait amené à partir une semaine par mois. Il refuse avec une impatience qui l'étonne lui-même d'accorder aux enfants le chien qu'ils lui demandent. Il prétexte qu'ils sont trop jeunes pour s'en occuper, mais en réalité, il veut les empêcher de s'attacher à un animal pour leur éviter la peine qu'ils auraient au moment de s'en séparer.
Il y a plusieurs années, il est devenu très fervent dans sa religion. Lui qui n'avait jamais été tellement intéressé aux "histoires de curés", il s'est mis à prier et à lire la Bible assidûment depuis la mort de son père. Il ne s'en aperçoit pas clairement, mais c'est à celui-ci qu'il s'adresse lorsqu'il prie. En fait, il trouve que sa communication avec son père est meilleure maintenant que lorsqu'il était vivant.
Ses frères le taquinent parfois sur son étonnante "conversion". Mais ils ont plusieurs fois constaté qu'il se fâche violemment lorsqu'on aborde cette question; ils en sont venus à éviter généralement le sujet ainsi que toutes les autres questions qui touchent la religion, la mort de leur père, la guerre et le divorce. L'un d'entre eux a, depuis un bon moment, l'habitude d'avoir un empêchement chaque fois que Michel participe à une activité en famille. Ce dernier ne voit pas en quoi il contribue à ces absences de son frère. Il ne fait pas le lien avec les prétextes que ses collègues invoquent pour refuser ses invitations.
Michel est malheureux dans son travail; il occupe un poste plutôt intéressant dans une firme d'avocats, mais il déteste presque tout ce qu'il doit y faire. Il n'aime pas les bagarres verbales du tribunal et s'ennuie à mourir dans la rédaction de contrats et les recherches. Il tient le coup tant bien que mal, mais il est stressé et craint que son remède favori en fasse un alcoolique. Il ne peut envisager une réorientation, car il a promis à son père, peu avant sa mort, de compléter ses études en droit et de réaliser pour lui ce rêve auquel il n'avait jamais renoncé.

Cette illustration est bien sommaire malgré sa longueur. Pour donner une image adéquate, il faudrait rendre compte de toute la cohérence interne d'une vie organisée autour du déni d'une réalité qui n'est jamais visible. Et comme le déni n'est remarquable que par son absence généralisée, il n'est pas facile de décrire les gestes et les événements qui en découlent.
Il faut comprendre aussi que le déni existentiel est toujours un geste de survie individuel. A ce titre, il est chaque fois une création unique de la personne qui en a besoin pour maintenir son équilibre. Il est donc impossible de choisir un exemple "typique". Il faudra nous satisfaire de cette illustration pour supporter notre compréhension des diverses dimensions de l'expérience typique de la personne qui nie la mort.
En somme, l'évitement d'un défi existentiel se caractérise surtout par des expériences subjectives sur lesquelles la personne évite autant que possible de s'arrêter. Celles-ci sont les effets du déni, ses conséquences, et non le déni lui-même. Car le déni existentiel demeure toujours invisible jusqu'à ce qu'il soit ébranlé par une confrontation imposée de l'extérieur.
Une insécurité fondamentale
La principale conséquence du déni, c'est l'insécurité plus ou moins insaisissable qui prend une place importante dans la vie de la personne. Il s'agit d'une inquiétude sans objet, d'un vague sentiment de vulnérabilité qui est toujours présent, mais demeure sous-jacent aux réalités psychiques qui composent la vie quotidienne consciente.
Michel porte apparemment depuis toujours une inquiétude sourde qui lui rend la vie difficile à porter. Il ne sait pas à quoi l'attribuer et considère qu'elle relève probablement de son héritage génétique car il ne parvient pas à la relier à une situation ou un événement.
Cette insécurité est profondément ancrée dans la façon de vivre de la personne. Tellement enracinée qu'elle fait partie de son état normal, de son identité la plus fondamentale. C'est pour cette raison que l'insécurité demeure presque toujours invisible pour la personne qui la vit comme pour son entourage.
Subjectivement, cette insécurité apparaît plutôt comme un malaise diffus. C'est sa disparition qui permet, après coup, d'en déceler la puissance réelle. En fait, la personne n'en mesure l'importance et l'ampleur que lorsqu'elle a confronté avec succès la réalité de la mort telle qu'elle s'applique à sa vie.
Une fuite constante
Cette insécurité demeure invisible tant qu'elle est neutralisée par une fuite efficace de la réalité existentielle qui en est la source. Si l'évitement de la mort (comme réalité faisant partie de la vie) est réussi, le vague malaise fondamental est le seul signe tangible. Les formes de déni que j'ai présentées dans "La mort: un défi de la vie" correspondent à des versions plus typiques de cet évitement systématique.
La fuite prend donc une forme particulière qui correspond à une tentative individuelle d'adaptation devant une réalité inacceptable. Mais quelle que soit cette forme, elle représente toujours une source sécurité pour répondre à l'inquiétude de fond. Et même si cette sécurité est artificielle et illusoire, elle demeure très précieuse. C'est sa fragilité qui fait qu'on la défend si vigoureusement dès qu'elle est ébranlée.Michel se fâche chaque fois qu'on aborde la question de sa "conversion", Ses frères en sont venus à éviter généralement le sujet ainsi que toutes les autres questions qui touchent la religion, la mort de leur père, la guerre et le divorce. De façon tout aussi systématique, il s'impatiente chaque fois que les enfants mentionnent qu'ils voudraient un chien.
La fuite prend deux formes principales: l'angoisse et la révolte. Si la mort imprévue d'une personne qu'on connaît, une tragédie naturelle ou une séparation quelconque nous rappelle cette réalité que nous refusons, c'est d'abord une angoisse intense qui prend place en nous, peut-être accompagnée d'une tristesse soudaine qui semble prête à nous submerger. La colère ou la révolte viennent habituellement ensuite, pour tenter de rétablir un équilibre instable que la vie venait de déranger. Au fond, cette agressivité cherche à neutraliser le message troublant en éliminant le messager qui l'apporte.
Et dans le cas où c'est une personne particulière qui provoque ce déséquilibre, l'indignation ou le mépris virulent deviennent les méthodes de fuite les plus probables.   
Une rigidité défensive
La rigidité est une conséquence directe de l'insécurité et de la fuite dont il est question ci-dessus. L'évitement devient un mode de vie: il se traduit par une série d'habitudes dont le but le plus fondamental est de contourner les situations où la réalité de la mort se manifesterait.
Éviter les situations où une relation prend fin, abréger au maximum les séparations lorsque quelqu'un part en voyage, éviter les personnes âgées de peur d'avoir à s'en séparer, refuser de s'attacher pour ne pas souffrir de la séparation, etc. Toutes ces façons d'agir peuvent devenir typiques d'une personne parce qu'elles sont des comportement automatiques qu'on en vient à prévoir facilement.
Cette façon de maintenir son équilibre défensif manque évidemment de souplesse. La façon d'agir dépend plus de l'évitement d'une réalité conflictuelle que des caractéristiques particulières à chaque situation. C'est ce qui rend le comportement facilement prévisible et c'est ce qui empêche la créativité nécessaire à une adaptation réussie.
Par son caractère rigide, inflexible et stéréotypé, cette méthode de protection entretient l'insécurité et la menace qui en sont la source. Tout comme le skieur débutant est condamné à l'inefficacité par la rigidité que lui impose sa peur, la personne qui nie cette réalité existentielle perd les moyens qui lui permettraient de faire face au défi réel que constitue la mort. C'est ce qui la condamne à s'accrocher désespérément à son déni jusqu'à ce que les événements de la vie l'obligent à y faire face malgré une panique envahissante.  
Un bilan angoissant
Mais finalement, le pire prix à payer pour cet évitement systématique, c'est l'appauvrissement qui découle de la fuite et de la rigidité: une existence où la vie ne peut s'épanouir vraiment. Accrochée au passé, occupée à fuir la tristesse toujours possible, forcée à contourner les situations qui pourraient rappeler la mort, obnubilée par ses liens avec des personnes disparues, la personne gaspille une large partie de sa vitalité et des satisfactions qu'elle pourrait tirer du présent et des personnes qu'elle côtoie.
C'est donc un bilan de plus en plus sombre qui attend la personne dont l'équilibre s'appuie sur le déni de la mort: le constat d'une vie sacrifiée à cette fuite stérile. C'est pourquoi il est très difficile de relever le défi, surtout s'il a duré longtemps. On préfère facilement continuer dans la même voie: se sacrifier pour une autre vie plus satisfaisante, s'illusionner sur la communication qu'on entretient avec un être disparu, s'ingénier à assujettir ses descendants, continuer à défier le danger...   

Solitude, Cimetière du Père Lachaise, Paris


Comment relever le défi existentiel de la mort
Il faut un motif important pour que nous prenions la peine de tenter de nier une réalité aussi évidente que la mort. Il n'est pas étonnant que nous trouvions particulièrement difficile de renoncer à l'illusion du déni pour relever le défi.
C'est seulement en reconnaissant la réalité inévitable de la mort et ses principales implications qu'on peut espérer y parvenir. Mais pour cela, il faut d'abord reconnaître la valeur primordiale de la vie. Il faut également reconnaître que la mort est profondément tragique parce qu'elle est définitive. Enfin, on doit accepter que sa propre mort soit absolument inévitable mais que le moment en reste imprévisible.
C'est le fait de constater que ces réalités sont inscrites dans l'existence de chaque individu qui permet de dépasser l'angoisse envahissante. Voyons les étapes les plus typiques de cet exigeant et intense cheminement.
L'abandon de l'illusion
Pour la personne qui refuse d'intégrer la mort dans sa vision de sa vie, la confrontation de son déni ébranle un pilier important de sa sécurité intérieure. Il faut des événements importants pour percer cette armure défensive et installer un doute à la place du refus. Ceci n'arrive pas sans des moments d'angoisse intense où la personne se sent profondément menacée, un peu comme si son existence ou son équilibre psychique était en danger.
Ce sont donc des événements très chargés qui nous amènent à quitter la sérénité apparente du déni solidement installé: la mort d'un être particulièrement cher, une événement dramatique qui nous touche de près, une menace directe à notre propre survie ou une perte majeure. Ces événements nous forcent à ouvrir les yeux et à renoncer à notre illusion. Ce n'est pas vraiment un choix; c'est plutôt une capitulation devant l'évidence que la vie nous impose.  
La négociation
Notre façon de réagir peut changer à compter du moment où la question existentielle a commencé à s'imposer à nous malgré nos objections. Nous commençons alors à reconnaître que la mort est vraiment un problème important qu'on ne peut plus évacuer en s'appuyant sur nos anciennes méthodes. C'est un moment de trouvle, d'inquiétude, d'angoisse énorme et de profonde révolte, souvent chargé aussi d'une bonne dose de désespoir.
Essentiellement, cette étape sert à explorer la réalité de la mort afin de découvrir quelle place lui revient vraiment dans notre vie. Il s'agit d'abord de consentir assez pour éprouver toutes les émotions que le déni cherchait à neutraliser: de regarder cette pénible réalité en face, en respectant les réactions qu'elle provoque en nous.
En somme, il s'agit de reconnaître chaque moment où la question de la mort se pose à nous et d'accueillir toutes nos réactions devant cette question. On peut considérer qu'il s'agit d'un genre de négociation car les réactions vont naturellement à l'encontre du constat qui les provoque. Dans ce jeu de force, nous tentons de respecter les deux pôles: vivre lucidement les réactions tout en continuant à constater la réalité de la mort.
Cette phase peut durer assez longtemps, même des mois ou des années. Tout dépend de la fréquence des occasions d'y travailler que nous saisissons ainsi que de l'attention que nous accordons à nos réactions. Comme il s'agit d'une expérience émotive intense, les limites de notre capacité de tolérer cette intensité sont également importantes pour nous forcer à ralentir le rythme de cette confrontation.
Le consentement
C'est pendant l'étape de négociation que s'installent les bases du consentement. Peu à peu, on accepte davantage la réalité de la mort dans notre vie et on en admet les implications ou les conséquences. À travers les moments de désespoir et de révolte, on s'habitue progressivement à l'idée d'avoir une seule vie, une vie dont la durée est limitée et inconnue. On abandonne l'une après l'autre les tactiques de déni qui servaient à nous illusionner et nous aidaient à repousser l'angoisse, le désespoir et la révolte que nous vivons maintenant de plus en plus clairement.
Cette étape de consentement est l'occasion d'un profond changement dans notre vision de la vie, de nos valeurs et de notre identité. La vie, particulièrement la nôtre, prend une place centrale parmi nos valeurs. La satisfaction et le présent deviennent des priorités qu'on n'accepte plus de sacrifier à la moindre occasion. On commence alors à obtenir les fruits de la difficile confrontation qui s'achève: une vitalité auparavant inatteignable, une soif de vivre qui nous anime et nous oriente, et surtout une nouvelle sérénité.

Paul Cézanne - Nature-morte aux trois crânes (1900), huile sur toile, 34×60cm, Detroit Institute of Arts, USA


Les effets de la confrontation réussie
Voici comment pourrait s'exprimer une personne qui aurait bien relevé le défi de la mort.
"Je suis vivant. J'ai une seule vie et elle se terminera infailliblement par ma mort. Il n'y a rien d'aussi précieux et important pour moi que cette unique vie, cette seule chance que j'ai de vivre, une fois pour toutes.
Je veux être complètement vivant, profiter au maximum de ces quelques années dont je dispose; c'est la seule façon de rendre ma mort acceptable, même si ça la rend en même temps plus tragique et plus absurde. Et dans ma vie, le plus important c'est de poursuivre et d'atteindre ma satisfaction. C'est seulement l'accumulation de satisfactions importantes qui peut me garder serein devant ma mort.
Tout ce qui nuit à ma recherche de satisfaction est un obstacle qui diminue la valeur de ma vie. Rien ni personne n'a assez d'importance pour me faire renoncer à ma vie ou à un de ses moments; rien ne mérite que je sacrifie ma satisfaction personnelle ou la mobilité qui la rend possible.
En acceptant que ma mort est inévitable et imprévisible je suis poussé de l'intérieur à vivre davantage. Je veux, dès maintenant, en exploiter chaque instant comme unique et précieux
."
La conséquence la plus importante d'une confrontation réussie de la mort, c'est une restructuration de nos valeurs. A un point tel qu'on peut avoir l'impression d'une inversion du système de valeurs de la personne qui vient de compléter cette démarche.
Sommairement, on pourrait dire que cette personne commence à accorder la priorité aux forces de vie qui étaient jusque là négligées en elle; elle cesse de les subordonner aux objectifs de sécurité, aux missions collectives, au besoin d'approbation, à la peur des reproches et des ruptures. Il ne s'agit plus de durer longtemps ou d'atteindre dans un avenir lointain un bonheur définitif. Son but primordial, au contraire, est de vivre le plus complètement possible, dans l'immédiat, une vie riche axée sur des satisfactions de qualité.
Ce n'est pas une façon de se rendre la vie facile; c'est vers une vie riche, pleine, intense et en mouvement continuel que tend cette personne. Car elle a découvert que c'est la meilleure façon d'obtenir un bilan suffisamment positif au terme de sa seule vie.
La satisfaction est au coeur des forces qui orientent cette personne. Elle fait de sa satisfaction immédiate et à court terme un critère fondamental dans l'évaluation de ses actions. Mais il ne s'agit pas d'une simple recherche du plaisir immédiat; c'est d'une satisfaction de qualité qu'il s'agit. Une satisfaction où les valeurs ont une place importante, particulièrement le respect de sa vie et de celle des autres.
Même dans la poursuite d'objectifs à long terme, la satisfaction actuelle en cours de route occupe une place de choix. Il n'est plus acceptable de sacrifier sa vie présente à un objectif important qui ne sera atteint que plus tard. Il faut que la satisfaction fasse aussi partie du voyage: satisfaction de résoudre des problèmes et de franchir des obstacles, plaisir de grandir et de repousser ses anciennes limites, à tout le moins un net sentiment de progresser vers l'objectif qu'on a choisi.
Source: article de Jean Garneau tiré du magazine électronique "La lettre du psy"