L’unification techno-économique du globe coïncide dès 1990 avec des dislocations d’empires et de nations : dislocation de l’Union soviétique, de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie, pulsions multiples d’ethnies vers des micros nations, tout cela dans le déchaînement des identités nationales, ethniques, religieuses. D’où le développement d’un chaos en même temps que celui d’une interdépendance croissante. La coïncidence n’est pas fortuite, au contraire. Elle s’explique :
a) Par les résistances nationales, ethniques, culturelles à l’homogénéisation civilisationnelle et à l’occidentalisation.
b) Par la perte du futur déterminée par l’effondrement d’un Progrès conçu comme Loi du devenir humain et l’accroissement des incertitudes et menaces du lendemain. Ainsi dans la perte du futur, la précarité et l’angoisse du présent, s’opèrent les reflux vers le passé c’est-à-dire les racines culturelles, ethniques, religieuses, nationales.
En même temps, et en dépit de l’hégémonie techno-économico-militaire des Etats-unis se développe un monde multipolaire dominé par de grands blocs aux intérêts à la fois coopératifs et conflictuels, où les crises multiples augmentent à la fois les nécessités de coopération et les risques de conflit. D’où le caractère à la fois Un et Pluriel de la globalisation. Ainsi la globalisation subit sa propre crise de globalité, qui à la fois unit et désunit, unifie et sépare.
Les poly-crises
La globalisation ne fait pas qu’entretenir sa propre crise. Son dynamisme provoque de multiples crises à l’échelle planétaire :— crise de l’économie mondiale, dépourvue de véritables dispositifs de régulation.
— crise écologique, issue de la dégradation croissante de la biosphère, qui elle-même va susciter de nouvelles crises économiques sociales et politiques.
— crise des sociétés traditionnelles, désintégrées par les processus d’occidentalisation.
— crise de la civilisation occidentale, où les effets négatifs de l’individualisme et des compartimentations détruisent les anciennes solidarités, où un mal-être psychique et moral s’installe au sein du bien être matériel, où se développent les intoxications consuméristes des classes moyennes, où se dégrade la sous-consommation des classes démunies, où s’aggravent les inégalités.
— crises démographiques produites par les surpopulations des pays pauvres, les baisses de population des pays riches, le développement des flux migratoires de misère et leur blocage en Europe.
— crise des villes devenues mégapoles asphyxiées et asphyxiantes, polluées et polluantes, où les habitants sont soumis à d’innombrables stress, où d’énormes ghettos pauvres se développent et où s’enferment les ghettos riches.
— crise des campagnes devenant déserts de monocultures industrialisées, livrées aux pesticides, privés de vie animale, et camps de concentration pour l’élevage industrialisée producteurs de nourritures détériorées par hormones et antibiotiques.
— crise de la politique encore incapable d’affronter la nouveauté et l’ampleur des problèmes.
— crise des religions écartelées entre modernisme et intégrisme, incapables d’assumer leurs principes de fraternité universelle.
— crise des laïcités de plus en plus privées de sève et corrodées par les recrudescences religieuses.
— crise de l’humanisme universaliste qui, d’une part, se désintègre au profit des identités nationales-religieuses et, d’autre part, n’est pas encore devenu humanisme planétaire respectant le lien indissoluble entre l’unité et la diversité humaines.
La crise du développement
L’ensemble de ces multiples crises interdépendantes et interférentes est provoqué par le développement, qui est encore considéré comme la voie de salut pour l’humanité.
Le développement a, certes, suscité sur toute la planète des zones de prospérité selon le modèle occidental et il a déterminé la formation de classes moyennes accédant aux standards de vie de la civilisation occidentale. Il a, certes, permis des autonomies individuelles délivrées de l’autorité inconditionnelle de la famille, permettant les mariages choisis et non plus imposés, des libertés sexuelles, des loisirs nouveaux, la consommation de produits inconnus, la découverte d’un monde étranger magique, y compris sous l’aspect du Mc Donald et du Coca-Cola, et il a suscité de grandes aspirations démocratiques. Il a apporté aussi, au sein des nouvelles classes moyennes, les intoxications consuméristes propres aux classes moyennes occidentales ainsi que l’insatiabilité de besoins toujours nouveaux.
Mais le développement a aussi créé d’énormes zones de misère, ce dont témoignent les ceintures démesurées de bidonvilles qui auréolent les mégapoles d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine. Comme l’a dit Majid Rahnema, la misère y chasse la pauvreté des petits paysans ou artisans qui disposent d’une relative autonomie en disposant de leurs polycultures ou de leurs outils de travail. Le développement a détruit les antiques solidarités, produit de nouvelles corruptions partout où il s’est propagé.
Le moteur du développement est techno-économique. Il propulse la locomotive qui doit entraîner les wagons du bien-être, de l’harmonie sociale, de la démocratie. Il est compatible avec les pires dictatures pour qui le développement économique comporte l’esclavagisation des travailleurs et la répression policière.
La conception techno-économique du développement ne connaît que le calcul comme instrument de connaissance : calcul de croissance, calcul de PIB, calcul du revenu individuel. Il ignore non seulement les activités non monétarisées comme les productions de subsistance, les services mutuels, l’usage de biens communs, la part gratuite de l’existence, mais aussi et surtout ce qui ne peut être calculé la joie, l’amour, la souffrance, c’est-à-dire le tissu même de nos vies.
Le développement est une formule standard appliquée aux nations et cultures très diverses sans tenir compte de leur singularité, ni surtout des qualités en savoirs, savoir-faire, arts de vivre que comportent ces cultures. Il constitue un véritable ethnocide pour les petits peuples indigènes sans États.
Enfin, si l’on considère que le développement et la globalisation sont les moteurs l’un de l’autre, alors toutes les crises que nous avons énumérées peuvent être considérées comme des crises issues du développement, c’est-à-dire en fait les crises du développement lui-même.
La conscience de la crise du développement n’est arrivée que de façon partielle, insuffisante et limitée à la problématique écologique, ce qui a conduit à attendrir la notion de développement en lui accolant l’épithète « durable ». Mais l’os demeure.
La crise de l’humanité
La globalisation, l’occidentalisation, le développement sont les trois faces du même dynamisme qui produit une pluralité de crises interdépendantes et enchevêtrées, et qui elles-mêmes produisent la crise de la globalisation, celle de l’occidentalisation, celle du développement. L’ensemble de ces crises constitue une gigantesque crise planétaire. La gigantesque crise planétaire n’est autre que la crise de l’humanité qui n’arrive pas à accéder à l’humanité…
Edgar Morin - Emission "Ce soir ou jamais" de Frédéric Taddei 26/01/2011