Sans doute émus par la récente mise à la poubelle d’un ministre du budget presque neuf, peu servi, cause double-langage, le sénateur verdâtre Jean-Vincent Placé et son homologue rougeaud Jean-Michel Baylet ont déposé récemment au sénat une proposition de loi visant à lutter contre la méchante obsolescence programmée. Il était temps : des consommateurs étaient sur le point de renouveler leur frigo.
Ah, l’obsolescence programmée ! Vaste fumisterie.
Comment ? Vous ne savez pas ce qu’est l’obsolescence programmée ? Alors voilà qui est étonnant vu la publicité répétée qu’on a fait de ce concept, pardon, cette hypothèse économique fumeuse ! On en a, en effet, parlé un peu partout, de façon répétée. Des « reportages » (oscillant entre l’édutainment et la propagande la plus éhontée) ont été réalisés et ont été diffusés sur différentes chaînes permettant à chaque fois à un large public de se faire gentiment conscientiser à la question avec force images de décharges et autres dépotoirs gigantesques.
D’ailleurs, Contrepoints avait consacré, l’été dernier, un article à l’un de ces pénibles avatars de désinformation qui était passé sur Arté. Et comme d’habitude, il aura simplement fallu attendre quelques mois pour qu’une stupidité écolo-compatible se traduise par une effervescence législative.
Oh, on ne peut pas non plus écarter que nos deux sénateurs (et toute l’équipe de gratte-papiers derrière) aient été en contact avec Mario Draghi, l’actuel patron de la BCE, qui a certainement dû se plaindre d’incessants allers-retours sur le site marchand d’Epson pour réapprovisionner ses Stylus d’encre à prix prohibitif, ce fabricant ayant eu la bonne idée de limiter physiquement le nombre de pages d’impression de ses cartouches. Avec une telle loi, fini pour Mario les longues soirées à recommander, sur Cartouche.fr, les palettes entières de cartouches rouges, bleues et jaunes que l’impression des petits billets de la BCE engloutit tous les jours !
Mais écartons cette raison (un peu farfelue, je vous l’accorde) pour regarder l’exposé des motifs pondus par nos deux Jeans (Vincent et Michel) dans leur proposition : peut-être y trouvera-t-on quelque solide argument en faveur d’une action du législateur… Peau de balle, dès les premières lignes, on comprend qu’on va devoir pédaler à contre-courant comme un capitaine de pédalo sous amphétamines tant le déluge d’idioties est compact. Par exemple, s’il faut agir, c’est parce que, notamment,
« La France consomme actuellement 50 % de ressources naturelles de plus qu’il y a 30 ans et la production de déchets n’a jamais été aussi élevée. »
Stupeur ! 65 millions d’habitants font plus de déchets que 55 millions ! Consternation ! La France n’arrête pas de croître ! Effarement ! Les gens jettent une demi-tonne de cochonneries par an et par personne (ça fait 1.6 kg par jour, c’est dé-men-ti-el), ce qui est intolérable — on en conviendra aisément — surtout lorsqu’on compare avec d’autres humains qui, n’ayant à peu près rien, ne font aucun déchet. Partant de là, nos sénateurs nous apprennent qu’une théorie démontre que certains industriels emploieraient tous les moyens pour inciter les consommateurs à jeter encore plus ! Pire, certains capitalistes avides de profits mettent en place différentes stratégies pour accélérer artificiellement l’obsolescence des produits, comme une innovation technologique ou esthétique.
C’est, on peut le dire, scandaleux. Que le monde soit ainsi rempli de personnes suffisamment avides d’argent qu’elles emploient la plupart de leur temps libre pour concevoir des produits innovants ou plus jolis est, on peut le dire, parfaitement ignoble puisque ces personnes jouent sur le désir de certains consommateurs qui sont de petits êtres chétifs qu’il faut protéger de l’achat impulsif, ou (au choix, cumul possible) une ribambelle d’abrutis décérébrés incapables de comprendre que l’amélioration esthétique proposée ne justifie pas de se débarrasser du modèle d’objet précédent. S’y ajoute bien sûr les capitalistes cupides et sans coeur qui font exprès de faire tomber en panne certains matériels pour obliger au renouvellement : il faut bien comprendre, d’après les études poussées de Placé et al. [2013] que les industriels ont en effet la fâcheuse habitude de garantir deux ans des téléphones portables ou des vélos qui tombent en panne après la période de garantie. À l’évidence, le consommateur est lésé, bien sûr, c’est limpide. Vite, une loi !
Bien. Tout ceci est fort bon, à tel point qu’avant même de regarder les quelques articles de la proposition, l’exposé des motifs nous fait tomber dans le shamanisme habituel des cuistres improvisés sénateurs dont l’impérieux besoin d’excréter une loi ne sera contrebalancé par aucune sensation de ridicule ou de honte, nos animaux de cirque républicain ayant été débarrassés chirurgicalement très jeunes des organes nécessaires à ces sentiments. Comme je l’évoquais quelques lignes au-dessus, l’obsolescence programmée, ça n’existe pas.
D’une part, le mythe du « c’était mieux avant » n’est que ça, un mythe : soit les comparaisons avec les productions du passé ne sont pas à périmètre constant (typiquement, le prix en parité de pouvoir d’achat n’est pas le même), soit elles sont basées sur une vision romantique d’un passé largement idéalisé, voire souffrant du biais du survivant.
(En gros et pour prendre un exemple, si vous établissez votre sentiment sur l’observation des réfrigérateurs encore en fonctionnement après 50 ans de service, vous en arrivez à la conclusion que ces réfrigérateurs-là étaient bien plus solides que les actuels, fichus après quelques années seulement ; vous n’avez en pratique tenu compte que de celui que vous avez observé encore en service, en oubliant les centaines ou milliers d’autres qui sont partis à la casse avant d’avoir même pu espérer franchir la moyenne observée dans les réfrigérateurs actuels.)
D’autre part, sur le plan économique et dans n’importe quel marché concurrentiel, on comprend mal l’intérêt d’un industriel à proposer des produits qui périssent à une date arbitraire fixée. S’il le peut, n’importe quel nouvel entrant ou concurrent aura un intérêt énorme à fournir un produit directement concurrent, à un prix identique, avec une date de péremption supérieure, assurant ainsi à son produit un avantage comparatif évident. De concurrent en concurrent (et par régression logique de ce raisonnement), on en arrive à la situation où tous proposeront le produit qui, pour un rang de prix donné, tiendra le plus longtemps possible. L’alternative (le complot ourdi par tous les industriels) est parfaitement ridicule (pour la même raison : le premier qui brise le complot rafle la mise) ou délicieusement jamesbondesque … mais irréaliste.
Enfin, la durabilité d’un bien n’est qu’un critère parmi d’autres que les industriels doivent prendre en compte. Et celle-ci est donc arbitrée par le consommateur, arbitrage qui est d’ailleurs reflété dans le prix. Imaginer que les consommateurs d’un côté ou les industriels de l’autre se seraient naturellement entendus pour gaspiller leur temps, leur argent et leurs ressources pour produire des produits de durée arbitrairement moindre que ce qui est désiré de part et d’autre du marché, c’est simplement montrer qu’on ne comprend absolument rien aux mécanismes de marché dont le but est, précisément, de permettre à ses acteurs d’arbitrer ces choix possibles (durabilité, esthétique, praticité, facilité d’usage, etc…).
En cela, les deux sénateurs, s’ils n’ont à l’évidence absolument rien capté des mécanismes naturels de l’économie (un socialiste-écolo d’un côté, un communiste de l’autre, il eut été surprenant qu’il en aille autrement), il n’en reste cependant pas moins qu’ils ont très bien compris quel était leur intérêt de proposer une telle loi : faire parler d’eux, se placer sous les sunlights de la médiatisation facile.
Et ce ne sera pas dur lorsqu’on lit les articles de la loi : le second et le troisième proposent en substance d’augmenter la durée des garanties (ce qui ne va pas se traduire par une augmentation de prix, mais non mais non, vous allez voir c’est très simple) ; le quatrième porte sur la durée de mise à disposition des pièces détachées indispensables au fonctionnement du produit (qui ne poussera pas les industriels concernés à faire des produits « black box », avec un nombre aussi réduit que possible de pièces détachées) ; le cinquième, pour faire original, tripote un peu la taxe d’éco-participation ; enfin, le sixième et le septième article, purement cosmétiques, demandent d’ajouter un peu plus de papiers légaux autour des produits vendus ce qui va directement dans le sens d’un rapetissement des polices de caractères (comme celle des notices de médicament, frisant maintenant la microphotographie).
Bref : on retrouve là le n’importe quoi habituel contre-productif de sénateurs aussi incultes qu’oisifs, bordel inutile dont les industriels français auraient bien pu se passer et qui va encore gréver la compétitivité des produits « Made In France » (et bisous à Arnaud). Bien malheureusement, la seule vertu de ce texte est de nous montrer qu’il existe bien une obsolescence déjà avancée sur laquelle les sénateurs ne se sont pas suffisamment penchés : la leur.