Si Jeffrey Eugenides avait écrit plus tôt dans le temps, il serait probablement apparu dans la liste de Neil Hannon (cf chanson précédente).
(Mais, au moment où Promenade était enregistré, il n’avait publié qu’un livre, certes remarqué (Virgin Suicides) que pour ma part je n’ai pas -encore- lu.)
Bref, peu importe, (il a écrit trois livres en trente ans, dont Middlesex -Prix Pullitzer de la Fiction), je voulais seulement partager mon émotion face à son dernier roman, Le Roman du Mariage, publié cette année. Pour commencer, j’ai furtivement réalisé une photographie où j’ai gracieusement mis en scène les éléments de l’histoire, devinant que ce serait difficile d’en parler.
Je crois que nous avons là un grand livre. Pourquoi ? C’est ce qui est difficile à dire. J’ai lu diverses critiques deci-delà, toutes élogieuses (quoique peu nombreuses ai-je trouvé compte-tenu de l’événement littéraire à mon avis). Apparemment, l’auteur se serait demandé comment écrire un roman sur le mariage après que le mariage ne constitue plus l’affaire de toute une vie, comme il l’était dans les romans de Jane Austen par exemple. D’ailleurs, il y a un point commun entre Jane Austen et lui, malgré la modernité de son écriture et le fait que l’intrigue se situe aux USA au début des années 80 : comme chez la célèbre britannique, la psychologie des personnages est tellement fouillée et précise, que le moindre fait narratif dans les interactions du trio amoureux (prendre un thé ou boire un verre avec telle personne) prend lors de la lecture l’ampleur des rebondissements d’un thriller. C’est sans doute cela que j’ai particulièrement adoré. Entre Madeleine, Mitchell et Leonard, les sentiments circulent, et ça nous passionne, sans aucune mièvrerie, alors qu’il s’agit d’amour, sujet qui peut vite devenir glissant et tellement convenu.
Ensuite, ce que j’ai aimé, ce sont les “expériences” auxquelles se livrent les trois protagonistes et qui les transmutent de gré ou de force dans l’âge adulte. L’histoire débute au moment où ils terminent leur cursus universitaire.
Madeleine nous est présentée dès la première page par le biais de sa bibliothèque personnelle, (elle qui rédigeait un mémoire sur le roman du mariage, sur un corpus allant d’Austen à Updike). Elle est une booklover elle aussi, complètement pénétrée de cette passion, immergée dans ce monde ; voilà pourquoi la présenter à travers ce prisme est particulièrement pertinent (et cela m’a aussi rappelé les douces heures de la fac de Lettres…). C’est un personnage extrêmement attachant, même si principalement évoqué à travers des prismes -en même temps, c’est sans doute la meilleure façon d’évoquer son caractère doux, loyal et empathique-, celui de son amour des livres, puis celui de son milieu social, puis celui de son difficile rôle auprès de celui qu’elle aime.
Mitchell, esprit brillant mais trop sage pour vraiment jouir de ses années de fac sur le plan sexuel ou sentimental, est d’une honnêteté bouleversante. Il essaie d’être cohérent face à ses interrogations nombreuses et sa soif de spiritualité. Éconduit par Madeleine, il part en voyage sur les autres continents, jusqu’à aller au bout de sa logique et se retrouver à panser des plaies chez Mère Teresa à Calcutta.
Leonard, apparaît au départ comme une sorte de garçon idéal : excessivement intelligent, beau, vif, drôle, incisif, intense, ayant la capacité de rendre le réel plus grand, de vous enrober de son attention en vous surélevant le temps de son écoute. Hélas, toutes ces capacités qui font de lui un être exceptionnel, sont la face positive de ce qui fait de lui littéralement un être extraordinaire : la maniaco-dépression. Il s’enfoncera ensuite dans l’autre versant de la maladie, subissant ensuite différentes phases : manie, dépression, soins, médicamentation, lutte contre les effets secondaires, auto-dosage, rechutes, etc… Eugenides nous plonge au coeur de ce trouble, des montagnes russes de son esprit, c’est d’une précision extrême, très détaillé et passionnant. On voit Leonard lutter contre lui-même, son enfance, la chimie de son cerveau, c’est bouleversant. Rarement un personnage ne m’a autant émue.
Alors, le schéma traditionnel et rebattu Mitchell-qui-aime-Madeleine-qui-aime-Leonard échappe au conventionnel car l’écriture d’Eugenides lie leurs trois destins avec une précision clinique, une ironie discrète quant aux illusions de la jeunesse -notamment la lettrée, celle qu’il a connue-, et aux modes littéraires des universités et un sens du dramatique qui ne semble jamais forcé. Son écriture est à la fois simple, dévouée toute entière à la justesse des émotions et des idées, et pleine de surprises. J’ai parfois souri en lisant des comparaisons neuves, et pourtant parfaitement parlantes. Presque six cents pages, et aucune de trop.
Bref, il a réussi, en 2013, à faire lui aussi son roman sur le mariage ; en effet, choisir son époux reste un enjeu de taille pour réussir sa vie, même si l’erreur est moins coûteuse qu’au dix-neuvième siècle. Madeleine n’est pas un personnage tragique comme Isabel Archer de James. Le véritable enjeu se déplace légèrement et aimer quelqu’un devient une métaphore de devenir adulte, pas juste éprouver des sentiments vibrants pour quelqu’un, ce que l’on fait aisément dans sa jeunesse, mais être auprès de quelqu’un, tous les jours, avec tous les détails peu glamours. Peut-être est-ce cela qui est touchant aussi : Madeleine aime, souffre, se dévoue, échoue partiellement, mais ce n’est pas tragique, c’est dénué de cette grandeur habituellement accordée aux héros de fiction. C’est juste triste, dur, mais banal, un accident de parcours qui se corrigera, on le devine. Madeleine, l’héroïne d’un livre de 2013, dont l’héroïsme est condamné à rester modeste.
Je réalise que j’ai écrit une tartine sans bien transmettre ce que je voulais. Je me tais maintenant, j’en reparlerai peut-être tant je suis saisie.