Vous n’avez probablement pas manqué le surprenant épisode de cette fin de semaine entre la DCRI et l’encyclopédie collaborative Wikipedia. La Direction du Renseignement Intérieur a convoqué le président de la Fondation Wikimedia pour exiger de lui le retrait de l’article concernant la station hertzienne de Pierre sur Haute. Celui ci n’a eu d’autre choix que de s’exécuter sous la menace (on va reparler de ce mot) de poursuites à son encontre. La station hertzienne de Pierre sur Haute assure les communications militaires inter-armées et jouit à ce titre d’un statut particulier car elle accueille bien évidemment des activités classées secret défense. La défense nationale, ce n’est pas quelque chose avec lequel on transige.
Sur le fond tout le monde sera d’accord : si la sécurité nationale est menacée par une publication il n’est pas choquant que l’Etat en demande le retrait. C’est bien sur la forme que la Fondation Wikimedia a exprimé son malaise. Mais jusque là, nous n’avions qu’un seul son de cloche. La dépêche AFP reprise par toute la presse, a entrainé une réaction de la place Beauvau. du coup, on en sait un peu plus. Le passage incriminé dans l’article concernait « l’organisation de la composante nucléaire de la défense nationale »… et là effectivement, on comprendra que ça puisse poser problème.
Reprenons depuis le début
Le renseignement intérieur est lui même composé de plusieurs services, avec leur prérogatives respectives, ce petit détail à son importance dans cette affaire mais nous allons y revenir un peu plus loin à la lumière des nouveaux éléments dont nous disposons depuis la réaction de la place Beauvau. La violence perçue par la Fondation Wikimedia provient de plusieurs facteurs :
- Le fait que ce soit la DCRI qui soit saisie de l’affaire : elle est pourtant légitime puisque la station de Pierre sur Haute est une installation appartenant à l’Etat français. La défense des intérêts de la nation, c’est parfaitement dans le scop de la DCRI.
- Le fait que ce soit le président de Wikimedia France qui soit incriminé alors qu’il n’est ni auteur de l’article, ni hébergeur de Wikipedia, ni même ne pouvant revendiquer un statut officiel d’éditeur attendu que les éditeurs sur Wikipedia sont par définition les contributeurs.
En toute logique, et c’est bien ce qui a été fait, la demande aurait du s’adresser à la Wikimedia Foundation, de droit américain. Devant le refus de cette dernière, la DCRI s’est donc retournée vers Wikimedia France. Est-ce normal ou pas ? La réponse à cette question est ici plus compliquée. Compliquée car nous ne connaissons pas les dessous de l’affaire, pire, nous ne savons pas quel service de la DCRI a été chargé de l’affaire, ni même dans quel contexte juridique. Les questions à se poser sont les suivantes :
- Y a t-il eu une plainte ? De qui ?
- La DCRI agit-elle dans le cadre d’une enquête judiciaire ?
- La convocation de Remi Mathis a t-elle été décidée par la DCRI elle même ou par un magistrat ?
Sans des réponses précises à ces questions il est impossible de se faire une opinion juste pour critiquer sérieusement l’action de la DCRI, ni même les répercussions médiatiques que l’on connait aujourd’hui.
Pour l’instant le communiqué de la place Beauvau laisse à penser qu’il y a bien eu une plainte et qu’un magistrat chargé d’instruire le dossier a demandé à la DCRI de convoquer Rémi Mathis, donc que la DCRI agirait dans le cadre d’une enquête judiciaire. Attention ce ne sont la que des supputations extrapolées de cette déclaration :
« Dans un état de droit, on ne peut pas assimiler à une menace l’engagement d’une procédure judiciaire »
Il y aurait donc une procédure judiciaire, la DCRI n’aurait pas agit façon cowboy, il semble important et honnête de le préciser. Et ce petit détail pourrait bien changer pas mal la perception de beaucoup dans cette affaire : la DCRI n’aurait alors qu’exécuté une requête d’un magistrat pas trop geek qui n’a jamais entendu parler de l’effet de Streisand.
EDIT : @Maitre-Eolas souligne que le rôle d’un juge d’instruction n’est pas de mettre fin à une infraction et que pour y mettre fin, la bonne méthode aurait été un référé, la fondation Wikimedia se serait alors probablement exécutée.
Pourquoi Wikimedia France et l’opinion ont assimilé cette convocation à des menaces ?
- Quand on parle de la DCRI, on le voit dans certains commentaires faisant écho aux articles qui ont relayé l’information, ceci réveille les fantasmes de certains, et les acerbes critiques d’autres. Le caractère secret inhérent aux activités de la DCRI n’est pas étranger à ces « sur-réactions ».
- Wikimedia France est une association française de loi 1901 dont le rôle est de soutenir et de promouvoir Wikipédia. Et là, on comprend que Wikimedia marque son étonnement car la fondation ne peut en aucun cas être assimilée à un intermédiaire technique aux yeux du droit français.
Pourquoi la DCRI a convoqué Remi Mathis ?
Ce qui a causé sa convocation est probablement un autre point d’incompréhension entre les deux parties. Remi Mathis jouissait des droits d’administration de Wikipedia comme beaucoup d’autres personnes. Sa « particularité » est d’être président de Wikimedia France. Il est donc à ce titre visible et identifiable et a la capacité « technique » de supprimer l’article au moment où il est convoqué. Sauf que sur Wikipedia, ça ne se passe pas comme ça. Cette encyclopédie collaborative mondiale répond à un diagramme organisationnel plus complexe ou les utilisateurs sont placé au centre de toutes les décisions. L’encyclopédie appartient aux utilisateurs et Wikimedia France n’a aucunement le « droit » de censurer un article de manière unilatérale. Chaque décision de retrait doit être expliquée aux utilisateurs, elle doit donc être motivée par des faits précis et argumentés. C’est sur ce point que la DCRI n’a pas pu faire plus qu’elle n’avait déjà fait et là encore on peut comprendre sa position puisque motiver plus précisément la demande sur un point qui vise à la sécurité national la conduirait à révéler des informations sensibles… Et c’est là que le dialogue de sourd s’installe.
Ce n’est pas parce qu’il est président de Wikimedia France que Rémi Mathis a subi la pression de la DCRI justice mais c’est parce qu’il était identifiable et qu’il avait les droits d’administration. N’importe quel autre administrateur de Wikipedia aurait pu se retrouver à sa place.
Peut-on parler de menaces ?
La définition d’une menace dans la langue française, c’est un
« signe qui indique quelque chose que l’on doit craindre ».
Dans sa définition, le Littré énonce :
« Parole ou geste dont on se sert pour faire craindre à quelqu’un le mal qu’on lui prépare ».
Quand des agents de la DCRI exposent les faits à Remi Mathis, sous peine de poursuites à son encontre, quoi qu’en pense la place Beauvau, en français on appelle ça des menaces.
« Si tu ne supprimes l’article alors tu t’exposes à des poursuites » : il s’agit bien d’une menace puisque tu risques une condamnation. Un juriste trouvera peut-être une interprétation différente du mot « menace », mais en français, on peut le retourner sous tous les angles, c’est bien une menace.
Cette amicale convocation était-elle bien inspirée ?
Cette question touche plus à la polémique autour de l’affaire qu’à l’affaire elle même. Les agents de la DCRI ne sont pas des crétins, je pense être en mesure d’affirmer qu’elle comporte en son sein quelques nerds qui ne pouvaient ignorer ce qu’est un effet Streisand. Ce point m’invite à penser que la convocation de Remi Mathis et les menaces qui lui ont été faites ne sont pas du seul fait de la DCRI. Le buzz généré par cette convocation et par les pressions exercées sur le président de Wikimedia France n’était pas que prévisible, il était inéluctable.
Le fait que ce dossier touche à des questions « secret défense » n’en faisait qu’une plus belle proie, d’une splendide ironie.
Même si la procédure est « normale », une petite analyse de la situation aurait probablement conduit les autorité à agir de manière différente. Bref, à mon sens, il y a eu un dysfonctionnement décisionnel, ou pour être plus clair, une splendide boulette qui conduit à un naufrage médiatique.
Le comble du ridicule dans cette histoire, c’est qu’au final, Rémi Mathis a été convoqué pour une seule raison : parce qu’il avait les droits d’administration. La pirouette pour se dégager de toutes responsabilité et de se « protéger » des foudres de la justice, c’est tout simplement d’abandonner ses privilèges administrateur sur le site. Cette situation est parfaitement ubuesque au regard du travail fait par les admins de Wikipédia qui oeuvrent bénévolement pour la culture et le savoir.
On aurait difficilement pu imaginer plus mauvaise pub pour la DCRI, mais il y a fort à parier qu’elle n’est pas la seule responsable de ce qui reste aux yeux du grand public une belle boulette.
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