James Bond contre Wikipédia

Publié le 07 avril 2013 par Pierrotlechroniqueur

Les coïncidences sont parfois heureuses : après plusieurs semaines d'absence forcée par la Vraie Vie qui surpasse parfois les obligations du chroniqueur, je reprends ma plume, ou mon clavier, au moment où éclate ce qui est vraisemblablement la grande affaire wikipédienne du moment. La Direction centrale du Renseignement intérieur a en effet décidé, de façon fort maladroite, de faire supprimer un article de Wikipédia nuisant vraisemblablement au secret d'état.
Les faits ont été rappelés de façon efficace et assez précise par Alexander Doria sur Rue89 ; je n'en ferai qu'un bref rappel. Car l'intérêt de cette affaire repose avant tout sur plusieurs questions plus larges.


L'affaire

Le 4 avril vers 11 heures, Rémi Mathis, administrateur de Wikipédia et président de l'association Wikimédia France assène un communiqué sobre mais dérangeant sur le Bulletin des administrateurs (BA), pour annoncer la suppression d'un article suite à une convocation par la police française. Après éclaircissement, il s'avère que la DCRI, "FBI à la française" (c'est Wikipédia qui le dit) a tout d'abord contacté la Wikimedia Foundation pour demander suppression de l'article concernant la "Station hertzienne militaire de Pierre sur Haute".
La Foundation, demandant quelles informations devaient être effacées, n'a pas reçu de réponse autre qu'une demande de suppression pure et simple de l'article, pourtant sourcé par une vidéo publique depuis plusieurs années. Devant ce refus légitime (Wikipédia ne faisant que rapporter ce que d'autres sources publiques disent, aucun secret n'est violé), la DCRI s'est tournée vers un administrateur, et pas n'importe lequel (nous y reviendrons) ...
Ledit administrateur, menacé de garde à vue, s'est vu contraint de supprimer lui même, devant les policiers, l'article jugé gênant. Après une recréation légèrement trollesque par ArséniureDeGallium, Inisheer s'est occupée de la restauration, à laquelle a succédé une opération de nettoyage des traces de TI qui pourraient révéler des secrets d'état.
Bien entendu, l'affaire n'a pas manqué de faire parler d'elle, sur le bistro, le bulletin des admins, Twitter, et désormais dans les médias en ligne : slate, Le Monde, Numérama ... Quant à l'article incriminé, il est désormais le plus consulté du jour, loin devant Kim Jong-un et l'affaire Cahuzac. Le secret a donc été très efficace .

Est-ce légitime ?


La légalité du procédé utilisé par la DCRI a été mise en doute. Je ne prendrai pas le risque de tirer des conclusions sur ce terrain, qui n'est pas le mien. Sur la légitimité, en revanche, on peut s'interroger sur le procédé. Rappelons que Wikipédia prohibe le travail inédit. Aussi, il est en théorie impossible d'y trouver du contenu non connu du public, puisque les sources de Wikipédia doivent être publiques. Dans un tel cas, le plaignant, quel qu'il soit, aurait dû demander la suppression des informations non sourcées ... ou se plaindre à la source.
Il en va de même, d'ailleurs, dans le cas de la propagation de rumeurs ou d'informations controversées (voir la date de naissance d'Arielle Dombasle, le prénom de Patrick Bruel ...). Cette démonstration ne fonctionne cependant que dans une Wikipédia parfaite, où le sourçage serait rigoureux. Il me semble donc que cet événement présent doit nous pousser à une plus grande vigilance sur le sujet, pour éviter répétition de ce souci.

Un administrateur lambda ?

Le communiqué de l'association Wikimédia France prend un soin suspect à ne pas révéler le nom de l'administrateur auteur de la suppression initiale, qui n'est autre que Rémi Mathis, son président. Comprenons bien : il n'est pas question ici de s'interroger sur son pesant silence depuis les événements (nous avons tous le droit de partir en week end un jeudi, même dans des circonstances appelant des explications de notre part), ou la pertinence de son action. Bien peu d'administrateurs de Wikipédia auraient résisté face à de telles menaces policières, qui hérissent certes mon poil de chroniqueur dans un État de droit ...
Cependant, la question que cherche à esquiver Wikimédia France est la suivante : "pourquoi lui ?" On voudrait nous expliquer, comme le fait Serein, qu'il n'a été choisi que parce que son identité est connue. Cependant, il ne fait que peu de doutes que d'autres auraient aussi bien pu l'être (Rémi Mathis n'est pas le seul administrateur de Wikipédia œuvrant sous son vrai nom), ni qu'une bonne partie des administrateurs de Wikipédia pourraient être identifiés, vu les moyens dont doit disposer la DCRI.
Pourquoi Mathis, donc ? La réponse dérange bien évidemment Wikimédia France, car elle entérine en réalité un reproche qui lui est fait depuis longtemps. Pour beaucoup, l'association est devenue la porte parole, la "rédac' chef" de Wikipédia. Le mal semble malheureusement fait, et le tir sera difficile à rectifier, comme en témoignent les articles récemment parus. Il faut dire aussi que Wikimédia France, par ses diverses circonvolutions autour de cette affaire, n'a pas vraiment simplifié les choses. Il faut dire enfin que l'association a beau jeu de se défendre de n'avoir aucun impact éditorial : ce serait oublier une certaine PàS passée ... Maintenant, un certain nombre de pontes de l'association (membres du conseil d'administration ou salariés) viennent de renoncer, "temporairement", à leur statut d'administrateur. Cela peut éventuellement les protéger, eux, mais ne lève toujours pas l'ambiguïté née de cette confusion des rôles. Au contraire, d'aucuns ne manquant pas de considérer que Wikimédia France paie justement cette ambiguïté ... peut-être bien savamment entretenue.
Espérons donc que l'électrochoc assurera une remise en question de cette association dont le rôle se limite à la mise en valeur de ces projets, et rien de plus. Quand on voit l'état des projets autres que Wikipédia, tout porte à croire que cette mission n'est déjà pas remplie ...