Bureaucratie est devenue un gros mot. Ezra Suleiman, professeur à Princeton, étudie le phénomène de dislocation de l’Etat occidental (Seuil, 2003).
C’est surprenant, les bureaucraties qui ont souffert
le plus de réformes étaient celles qui étaient les moins critiquées des électeurs ! D’ailleurs,
il n’y a pas eu de débat sur le fond. Sous la conduite de Bill Clinton, on a réformé pour réformer. Du jour au lendemain, on nous a dit que le concept de citoyen était dépassé ; que nous étions des clients ; que
l’Etat vendait des services, et qu’il devait être réactif à nos besoins. Et que
la bureaucratie et son inefficacité étaient l’obstacle à la réalisation de nos
envies les plus folles.
Qu’ont donné les réformes ? Rien. Parce que les Etats
sont des machines extraordinairement compliquées, qu’il est impossible de
transformer d’un claquement de doigts. Et, peut-être surtout, qu’elles
n’opposent aucune résistance. Elles sont faites pour collaborer avec leur
maître. Comme en 40.
En fait, les bureaucraties se sont transformées : elles se sont politisées et ont perdu leur professionnalisme. Mais pas du
fait de réformes. Chacun a suivi son intérêt. Le démantèlement de l’Etat ne s’explique pas
autrement : depuis quelques décennies nous vivons du dépeçage de notre
héritage. Et nous inventons de belles théories pour nous justifier. Nous avons
vécu un temps de paresse bénie ! Gouverner c’était critiquer l’Etat, les
hauts fonctionnaires sont passés oligarques, et la privatisation des biens public a fait de grandes fortunes.
Curieusement, les bureaucraties sont devenues,
effectivement, réactives. C'est-à-dire qu’elles vivent au jour le jour, crise
après crise. Seulement, on découvre qu’elles pourraient bien être la condition sine qua non de la démocratie. Par
exemple du principe central du modèle français : l’égalité. Sans une
bureaucratie professionnelle, d’élite, non partisane, qui compense
l’amateurisme des élus, la démocratie ne peut rien promettre, rien réaliser. Et
les hommes politiques, impuissants, ne sont plus légitimes.