Depuis la décolonisation, la « mauvaise gouvernance » figure souvent parmi les facteurs qui entravent le développement économique en Afrique et ailleurs. A sa source on trouve la bureaucratie qui, dans la plupart des pays africains, du nord comme de l’ouest, reste dominante mais aussi improductive et incompétente.
Le pouvoir bureaucratique tel qu’étudié dans la sociologie classique de Max Weber désigne au sens politique une forme d’État « moderne » où règne l’appareil administratif constitué essentiellement de fonctionnaires nommés, hiérarchisés et dont le fonctionnement dépend d’une autorité souveraine. Cette concentration d'un maximum de pouvoir entre les mains d’un minimum d’institutions explique, en partie, pourquoi dans les milieux arabes et/ou africains la bureaucratie a été largement adoptée par les chefs d’État après l’indépendance. Pourtant dans ce système concentré, le pouvoir arbitraire ne se retrouve par qu’en haut.
La réglementation bureaucratique ne peut en effet tout prévoir - ni réglementer. Ainsi se développent une multitude de sources informelles de pouvoir, dites « zones d’incertitudes », que les bureaucrates cherchent à maîtriser afin d’accroître leur marge de pouvoir. Le système génère naturellement une inflation de règles dans l’intérêt des bureaucrates. Mais les nouvelles règles créent à leur tour de nouvelles zones d’incertitude, d’où la formation des cercles vicieux bureaucratiques : la centralisation et l’impersonnalité des règles rendent inefficace le système ; cette inefficacité suscite un renforcement de la réglementation et de la centralisation qui accroissent encore son inefficacité. De là, « le système bureaucratique est un système incapable de corriger ses erreurs et dont les dysfonctions sont des éléments intrinsèques ».
Rares sont les statistiques, basées sur des méthodes qualitatives, sur l’efficacité des administrations et services publics. Mais quelques enquêtes fondées sur des données classiques d’observation ou d’investigation, relevant du domaine de la socio-anthropologie, permettent de comprendre le fonctionnement quotidien des bureaucraties. Deux grands traits, observés de nos jours, marquent l’action administrative dans son ensemble et caractérisent le rendement des agents publics en particulier : l’absence de neutralité et le manque de transparence.
Le principe de neutralité professionnellestipule que les acteurs du système bureaucratique doivent « oublier » leurs propres intérêts personnels au profit de l’intérêt public. Mais, la réalité aujourd’hui est tout autre : ce sont essentiellement les intérêts des bureaucrates qui orientent l’action administrative. Le coût réel de celle-ci est surévalué par les bureaucrates pour s’assurer divers avantages, matériels et symboliques, en affirmant que les moyens mis à leur disposition ne sont pas suffisants pour réaliser les programmes prévus, justifiant ainsi des budgets toujours plus importants. L’hyper-réglementation bureaucratique permet en outre aux bureaucrates de prétendre ne pas avoir de réelle « responsabilité », et échapper ainsi aux conséquences de leurs actions.
La rigidité des salaires « réglementés » pousse en outre les bureaucrates à chercher à étendre au maximum possible leurs « privilèges » (accès à des services réservés, usage privatif du téléphone, voiture de service « privatisée »…) : on s’éloigne beaucoup de la défense de « l’intérêt collectif ». De cette fâcheuse tendance se nourrissent encore d’autres effets pervers comme la complexité, la lourdeur ou encore la lenteur dans le processus administratif. Un dossier, censé être traité urgemment en quelques minutes, peut prendre, s’il ne s’est pas perdu, des jours ou des semaines. Cela permet aux agents d’exiger une « contrepartie » pour le faire avancer rapidement.
Le manque de transparencepermet de faire fleurir ce clientélisme. La supposée égalité de traitement s’arrête ainsi là où les réseaux de recommandations s’activent. Dans les établissements publics, on donne toujours la priorité aux personnes recommandées qui se voient rapidement servies. Le résultat étant que, face à un problème à régler, l’administré « ne cherche plus à prendre connaissance de la procédure à suivre, mais à savoir qui donc on peut aller voir pour être pistonné » : la corruption « passive » du fonctionnaire nourrit la corruption « active » de l’administré. Le citoyen anonyme, non pistonné et non corrupteur, « dérange » presque le confort des agents. Le monde bureaucratique, soi-disant celui de « l’intérêt général » semble, au contraire, se fonder sur l’irresponsabilité, les privilèges et le clientélisme. Manque de productivité et corruption y sont institutionnalisés.
Avec cette forme hyper-bureaucratique d’administration, on aboutit à « une nouvelle forme de privatisation informelle de l’État ». C’est ce que confirme le rapport de Transparency Maroc réalisé en collaboration avec Transparency International : « La corruption existe à grande échelle et ne cesse de prendre de l’ampleur dans presque tous les secteurs avec bien évidemment des proportions différentes ». Selon le rapport, la corruption figure parmi les premiers obstacles au développement des entreprises, et la bureaucratie, les lois, les règlements et leurs procédures d’application sont les principales sources du phénomène. Aucun des secteurs n’y échappe même si la corruption est plus présente dans certains secteurs que dans d’autres avec au premier chef le secteur public (formel), notamment au sein des administrations (locale, municipale, fiscale…) en contact avec les citoyens, mais qui ne rendent en définitive presque pas service à ces derniers.
Si les raisons fournies par les agents publics corrompus au quotidien sont multiples et diverses, la corruption est en grande partie la résultante de la réglementation bureaucratique quasi-militaire. Selon le gouvernement actuel, la corruption coûte au Maroc 16 Milliards par an. Une autre étude, faite par un cabinet allemand sur 33 pays dont le Maroc, affirme que la corruption coûterait en moyenne 200 000 dirhams durant la vie de chaque citoyen marocain (et cela sans compter bien sûr le coût lié aux mesures mises en place pour lutter contre la corruption, ou en termes de perte de confiance et de transparence dont l’effet impacte mal les niveaux d’investissement et de croissance du pays). La majorité des entrepreneurs marocains considèrent, selon le même rapport, que la corruption dans le secteur public est à 94% un obstacle très important au développement des entreprises après les coûts d’imposition (96%).
La « bonne gouvernance » qui fait tant défaut en Afrique, constitue un préalable au développement et au progrès. Elle s’obtient par une déréglementation intelligente et la transparence dans la bureaucratie d’État, pour une saine gestion publique, une allocation rationnelle des ressources et un climat favorisant le développement de l’entrepreneuriat et du secteur privé.
Soufiane Kherrazi, Faculté des Sciences Economiques et Sociales de Kenitra au Maroc, journaliste indépendant et observateur pour France 24, le 6 avril 2013. Une version longue de cet article a été publiée parContrepoints.