Tout cela est sans doute juste, dans une certaine mesure. Il n'est pas possible de tout connaître, ni de connaître les choses avec certitude. Seules les choses qui n'existent pas - les triangles, les droites, les nombres, Dieu... - donnent paradoxalement lieu à des connaissance certaines.
Mais il y a une exception : l'expérience elle-même. L'expérience, et non pas le contenu de l'expérience. Le clavier sur lequel j'écris, l'image de ce clavier, son souvenir, son concept, son absence même, sont des contenus de l'expérience que je puis pointer du doigt de l'attention. Ils vont et viennent. Ils varient. Leur connaissance est donc par nature limitée et changeante. La connaissance de cette illusion est une illusion de connaissance, comme dit Platon dans le Cratyle. Mais la connaissance elle-même, l'expérience elle-même, ne change pas. Si elle changeait, alors nous ne pourrions avoir conscience du changement du contenu de la connaissance.
Or cette expérience, cette connaissance, cette conscience, est comme la lumière par laquelle toute chose vient à être connue, expérimentée. Elle ne peut être connue comme l'une de ces choses - sans quoi elle cesserait d'être ce qu'elle est - lumière consciente. Mais elle se connait elle-même pas elle-même, sans dépendre pour cela d'aucune chose, tout comme une lampe s'éclaire elle-même, sans dépendre de la lumière d'une autre lampe.
Si donc je fais ainsi l'expérience intime de l'expérience, si je connais la connaissance, alors en un sens je connais tout ce qu'il y a à connaître. L'expérience est la nature de tout ce dont on peut faire l'expérience. Or l'expérience est ma nature. Je suis donc la nature et le fond de tout ce qu'il est possible de connaître, d'expérimenter. Ainsi l'expérience pure, indépendante de tout contenu, est-elle sans limite, absolue. Si je reconnais cela, cette expérience unique est l'expérience de tout. La connaissance de la connaissance - pure et indépendante de tout contenu - est la connaissance de tous les contenus possibles. Cette connaissance pure est donc la connaissance absolue.
Le fond de conscience que je suis, naturellement, est expérience sans bornes, sans mesure. La reconnaître directement est "la connaissance d'une seule chose qui est la connaissance de toutes choses".
Shambhounâtha, le maître d'Abhinavagupta, l'enseignait ainsi :
eko bhāvaḥ sarvasvabhāvaḥ sarve bhāvā ekabhāvasvabhāvāḥ /eko bhāvastattvato yena dṛṣṭaḥ sarve bhāvāstattvatastena dṛṣṭāḥ //
"Une chose a la nature de toute chose.
Toutes choses on la nature d'une seule.
Voir réellement une chose,
C'est voir réellement toutes choses".
Ailleurs, on entend de même :
"Même une partie de l'Immense (enveloppe) toutes les formes.
On ne peut le dépasser ni le scinder."
"En une seule catégorie (du réel), il y a les trente-six (autres)".
"Tout est en tout".
"Tout est fait de tout".
"Chaque chose est faite de toutes les choses".
"Ce qui est en une chose est partout. Ce qui n'est pas en une chose n'est nulle part".