« Une femme adroite »... Ainsi Goldoni désigne-t-il en français sa Mirandoline, aubergiste à Florence. L’écrivain italien, maitrise la langue de Molière et propose cette traduction alors que la pièce reste intitulée « la Locandiera ». Dans l’interprétation qu’en fait Marc Paquien à la Coursive, Dominique Blanc est cette « locandiera ». Adroite, fine, lumineuse dans sa robe jaune soleil, elle trône, dans sa « locanda ». Au lever de rideau, sous l’éclairage à la Watteau, Vermeer ou Fragonard, la tablée qu’elle préside a des airs de radieux tableau. L’hôtesse de la « fête galante » contrôle les entrées et les sorties. Elle illumine, elle rayonne, bien mieux que la prétendue « duchesse Déjanire dal Sole » parce qu’elle a, comme la comédienne au nom abusivement solaire, décidé ouvertement de feindre et de plaire.
L’unité d’action réside en cela : quatre hommes pour une seule femme. Un marquis de la vieille école, marquis de Forlipopoli, héritier du Matamore de la commedia dell’arte, vaniteux et couard, le comte d’Albafiorita, espèce de Mr Jourdain au visage boursouflé et à la bourse gonflée, le Chevalier de Ripafratta, misogyne solitaire et dédaigneux, Fabrizio, le domestique, à qui le défunt père de Mirandoline a confié le destin matrimonial de sa fille.
Aucun d’eux ne résiste longtemps au charme ravageur de la belle Florentine qui constate cependant que seul le Chevalier a décidé de lui résister. Perché sur ses grandes bottes, ce dernier parade et méprise ses voisins aveuglés par une misérable femme « qui leur fait perdre tout leur sang froid ». Sous le cuir du noble voyageur tout en cape et en formules, l’homme semble définitivement endurci : « J’ai toujours pensé que la femme est pour l’homme une insupportable infirmité », ou « j’y ai plusieurs fois songé mais quand je considère que, pour avoir des enfants, il me faudrait supporter une femme, l’envie m’en passe aussitôt ».
Piquée au vif, et, comme « insultée » elle-même par la vigueur des propos, elle se lance le défi de l’humilier, et, par la même occasion, d’être une vengeresse et de « vaincre, abattre et mettre en pièces ces cœurs durs et barbares qui sont nos ennemis à nous autres femmes qui sommes ce que la bonne mère nature a produit de meilleur au monde ». Unité de temps oblige, il ne lui faudra pas plus d’une journée pour en venir à bout et réaliser ses ambitions de conquête ! « Quel est l’homme capable de résister à une femme quand il lui laisse le temps d’user de tout son art. »
C’est dans ce contexte sentimentalo-dramatique à l’italienne qu’interviennent les deux comédiennes Déjanire et Hortense. Elles ont de leur côté décidé de se donner la comédie et de la donner aux autres en feignant d’être des dames de qualité. Baronne Hortense del Poggio (de Palerme) et Comtesse Déjanire dal Sole (de Rome)... La feinte est plaisante, d’autant que l’une d’elles éprouve des difficultés à garder son sérieux sitôt qu’il faut jouer devant un public ! (Bel effet de mise en abyme sur la question du théâtre et du comédien) Elle l’avoue elle-même, « hors de scène, je ne sais point feindre ». Sous l’habit et la démarche empruntés des deux mijaurées, sous l’accent un peu faux et le geste maniéré, le jeu des deux actrices est tout en subtilité et le spectateur perçoit d’autant plus aisément la facticité de la feinte.
Dans l’économie de la pièce, cette intervention des deux comédiennes a pu paraître décalée et inutile (certaines mises en scène ont d’ailleurs délibérément choisi de les faire disparaître) : je trouve au contraire qu’elle renforce l’unité d’action. En effet, aux côtés de ces deux « pitres », Mirandoline apparaît encore davantage comme la meneuse de jeu, la professionnelle qui réussit là où les deux autres échouent lamentablement.
Pour parvenir à séduire le Chevalier, elle ne baisse pas la garde, n’éclate pas de rire, sait parfaitement son texte, joue des mimiques et des gestes, trouve la juste inclination de tête, l’intonation qui touche, la vérité du regard. Et méthodiquement déploie ses armes, use de tout son pouvoir de séduction (tant et si bien que certains lecteurs de la pièce, certains spectateurs en viennent qu’elle est en train de tomber amoureuse de lui...).
On n’est pas chez Marivaux... Le jeu ne dévoile pas les secrets du cœur. Mirandoline se plaît simplement à déployer le large éventail de ses charmes, à se « mirer » dans les miroirs de sa locanda. Elle y prend certes plaisir, mais cela ne va pas au-delà du divertissement. Bonne hôtesse, elle commence par « accrocher l’attention de l’homme à abattre » d’abord par la qualité du linge qu’elle prend elle-même le soin de laver. Puis, cordon bleu à ses heures, elle mitonne un bon petit plat en sauce dont le Chevalier se régale, enfin elle accompagne le déjeuner de saillies spirituelles, signes d’intelligence et surtout de bon sens. Le Chevalier n’est pas si coriace qu’il en a l’air, et, en l’espace de deux rencontres, il tombe à ses genoux. La belle n’a plus alors qu’à abandonner la partie et à savourer l’ampleur de la victoire.
Mais elle a déclenché la sauvagerie dans son auberge. Comme une meute de loups, les mâles frustrés hurlent dans les murs de la locanda et mettent la réputation de la « locandiera » en danger. Dans la mise en scène de Jean-Marc Paquien, le chevalier déçu est tonitruant et le marquis, particulièrement veule et venteux, ne cesse de souffler le chaud et le froid et de courir dans tous les sens pour sauver sa peau.
Cette fois, Mirandoline comprend que la récréation est terminée et qu’elle doit définitivement rentrer dans le rang en épousant l’homme qui va jouer le rôle du mari, du gardien, du mirador de la prison dorée.