La religion comme facteur géopolitique

Publié le 05 avril 2013 par Egea
  • Géopolitique
  • Mondialisation
  • planétisation
  • Religion

Nul ne doute que la religion soit un facteur géopolitique. Et pourtant, j'ai toujours eu une sorte de réticence envers cet énoncé. Non qu'il me parut faux, simplement qu'il me semblait un peu court, et pas assez explicatif. Et puis on me demande un article sur le sujet, tandis que je termine l'excellent Grataloup (Géohistoire de la mondialisation, indispensable). Dans le même temps, la conjonction de l'islamisme, de l'élection du pape et de la manif pour tous et partout illustrent l'actualité de ce sujet. Comment dès lors aller un peu plus loin ?

J'ajoute immédiatement une remarque méthodologique : je parle bien de "géopolitique", qui demeure "la discipline qui étudie les rivalités de puissance sur les territoires et les populations qui y habitent" et estime donc tout à fait pertinent de parler de la religion comme un facteur géopolitique : ceci pour répondre à ceux qui ont une vision étriquée de la géopolitique qui ne serait qu'une simple "mécanique des espaces". Fin de la remarque.

source

Tout part de la mondialisation. Constatons tout d'abord qu'elle n'est pas un mouvement continu. C'est une sinusoïde, qui a avancé mais aussi reculé. Ainsi, la mondialisation d'aujourd'hui ne ressemble pas vraiment à la mondialisation du mitan des années 1990, comme je le signalais à certains étudiants de Grenoble à l'occasion du festival de Géopolitique qui a pris, cette année, ce thème de la "mondialisation". De la mondialisation heureuse, sorte de concurrence étendue au cadre mondial, nous sommes passés à une mondialisation menaçante, à cause du phénomène de l'émergence. Il reste que cette mondialisation est comme une vague : elle a recouvert les États, qui en réémergent un peu, car l'identité (le besoin d'identité) demeure.

Pourtant, la mondialisation récente a particulièrement déstructuré les sociétés décolonisées, qui n'avaient gardé du colonisateur que certains éléments culturels, et notamment le modèle étatique. Celui-ci est mis à mal, et l'on observe partout à quel point la greffe a mal pris. On a parlé très tôt de zones grises, d'États voyous ou d’États faillis, et la Somalie voire le Mali sont autant d'exemples de cette inadéquation du modèle de l’État-nation à l'occidentale à bien des sociétés. Par conséquent, et comme le remarque Grataloup (p. 216), nombreuses sont ces sociétés qui désirent se replier sur des déterminants géopolitiques classiques : le territoire (régionalisation voire sécession), le groupe (ethnisation) ou la religion (fondamentalisme).

Voici pour le constat. Allons plus loin : l'islam est la réaction la plus vive à occidentalisation (cf. l'analyse qu'en faisait Pierre Brochand). Mais ce retour à l'islam est une mondialisation, lui aussi. L'islamisation est une modernisation, en ce qu'elle est une réaction à la dernière manifestation de celle-ci qu'est la mondialisation. L'islam est d'ailleurs, de plus en plus, une mondialisation (même si son aire se situe dans le heartland civilisationnel qui jointe l'Europe, l'Afrique e l'Asie de l'Ouest, avec des prolongements localisés en Afrique du nord et en Asie du sud). Deux autres religions ont une telle vocation mondiale, il s'agit de l'évangélisme (à partir du noyau américain, avec des prolongements en Amérique du sud et en Afrique) et le catholicisme (du noyau européen avec des prolongements en Amérique du nord et du sud, en Afrique et dorénavant dans les Asie).

On peut du coup élargir le débat autour de la religion comme facteur géopolitique.Elle est en effet souvent perçue comme un déterminant, et analysée comme telle : bouddhistes, juifs, musulmans, chiites, sunnites .... A ceci près que l'expression de ces "déterminants" réapparaît avec la modernité.

La première modernité, celle de la Renaissance, avait suscité les guerres de religion. Le régime westphalien, décidant que cujus regio ejus religio, permit de dépasser cette dialectique conflictuelle. Westphalie était sublimé par le moment révolutionnaire qui allait aboutir, des décennies plus tard, à la séparation de l’Église et de l’État.

La nouvelle vague de modernité entraîne la remise en cause de l’État, on l'a déjà vu sur ce blog (dans les États fragiles mais aussi dans les États les plus classiques, et les plus westphalement établis). Le système général est également remis en cause. Dès lors, les religions deviennent un refuge identitaire, une position de repli permettant un nouvel équilibre espéré face à la puissance de la vague modernisante.

Alors, la religion apparaît comme une réaction, donc une conséquence. On la perçoit première, alors qu'elle n'est que seconde. Voici la principale conclusion de ce billet, qui permet d'affiner la proposition "religion = facteur géopolitique".

Toutefois, dans le processus dialectique (post-hégélien ? tant pis pour Fukuyama) de l'histoire en cours, il est possible que ce mouvement parvienne à contrer la mondialisation, et donc à réenraciner (Simone Weil) des groupes sur des territoires. Possible, mais pas forcément probable, par la plupart de ces mouvements religieux portent en eux les traits de la modernité qu'ils prétendent combattre ou juguler, et tout d'abord un certain individualisme.

Et après ? ultime paradoxe de cette complexité qui nous force, sans cesse, à sortir de la boite pour voir par dehors, et alors que l'on vient juste de démontrer que le religieux était instrumentalisé (utilitaire), voici qu'une étude montre qu'il oriente les mœurs et les esprits, là même où des décennies de laïcité l'avaient bannie. Et il s'exprime par des biais inconscients agissant au tréfonds des entrailles et des consciences, de la façon la plus inconsciente (primaire,e t donc première), à l'opposé de l'islamisme le plus militant et le plus manifesté. C'est ce que suggère le dernier livre d'E. Todd et H. Le Bras, le mystère français, sur lequel nous reviendrons quelque jour.

Facteur géopolitique, donc, mais pas aussi simplement agissant qu'on l'entend trop souvent.

O. Kempf