Version longue du texte paru dans Le Monde le vendredi 5 avril 2013, p. 21, sous le titre « En finir avec la connivence qui lie les oligarchies politique et économique ».
L’affaire Cahuzac est un séisme dont l’onde de choc n’a pas fini d’ébranler un système politique français déjà bien mal en point. Elle peut être un clou de plus planté dans le cercueil d’une classe politique française à la dérive ou l’occasion d’un sursaut, voire d’une refondation. En tout cas, tout plutôt qu’une occasion supplémentaire d’affrontement partisan ou de règlements de compte à gauche, comme certains tentent de le faire, en confondant l’accusation légitime portée contre les agissements condamnables d’un homme et son appartenance sociale ou la politique (de rigueur ici) dont il a endossé la responsabilité au gouvernement.
Malgré son caractère étonnant au regard des mœurs politiques habituelles de notre pays – l’aveu public de Cahuzac mettant en évidence son mensonge au-delà de ses actes délictueux eux-mêmes devant le pays tout entier ressemble davantage à la dramaturgie américaine ou britannique –, le cas sert de révélateur spectaculaire du dérèglement systémique qui est annoncé et dénoncé depuis des années. La droite devrait d’ailleurs se méfier des cris horrifiés qu’elle pousse à cette occasion. Cela fait un moment que le Titanic politique français a quitté son port d’attache, et il ne manque personne à bord.
Une des conséquences les plus immédiates de l’affaire est la mise à jour, au vu et au su de tous les Français, du gouffre qui sépare le pays – on n’ose dire « réel » – de son élite transformée en oligarchie. Une élite et non des élites, car au-delà de la précision sociologique habituellement nécessaire, le spectacle qu’elle donne à voir par ses manquements, ses écarts et ses privilèges depuis des années – que ce soit en politique, en économie, dans les médias ou la culture… – en unifie l’image et la représentation auprès de celles et ceux qui n’en sont pas, auprès du peuple lui aussi « unifié » dans son incompréhension et son ressentiment, par-delà les clivages politiques.
Le langue populiste est ici, hélas, particulièrement bien adaptée, ce qui est déjà un signe en soi. Le signe aussi d’un profit direct et immédiat pour ceux qui jouent habilement du populisme du bas contre le haut, pour Marine Le Pen évidemment, qui n’a même plus d’effort à faire.
Le délit doublé de mensonge public de Cahuzac jette, à nouveau, une lumière crue sur la trahison des élites. Une trahison rendue plus aiguë par l’approfondissement de la crise. Il laisse apparaître toute l’évolution politique, morale, économique, sociale… de ces dernières années. Ainsi, par exemple, l’effacement des frontières droite-gauche quand il s’agit de lien avec les « puissances d’argent » malgré les pétitions pour une « république irréprochable » de Nicolas Sarkozy et à une « république exemplaire » de François Hollande. Ainsi, encore, le durcissement et l’accroissement des inégalités en raison de l’envol d’une partie, hyper-privilégiée, de la société, participante et bénéficiaire d’une mondialisation, « heureuse » selon la définition de l’un des siens, au regard d’une immense majorité du pays pour laquelle tout est devenu plus difficile : travail, salaire, éducation…
Ainsi, surtout, l’injonction toujours plus forte et pressante de cette nouvelle oligarchie à l’égard des autres, citoyens ordinaires, de suivre lois et règles, de l’austérité budgétaire aux contraintes sécuritaires, alors qu’elle-même s’en affranchit de plus en plus souvent et aisément. Et qu’elle en affranchit ses enfants en leur réservant les meilleures écoles, les meilleures études et les meilleurs emplois !
Dans la République, celle de Marc Bloch par exemple, dont L’Etrange défaite fait lugubrement écho à la situation contemporaine, l’élite n’est pas en soi condamnable et critiquable, elle est même indispensable au pays. Mais encore faut-il pour cela qu’elle soit ouverte et accessible à tous, et surtout qu’elle soit au service de tous plutôt qu’à la satisfaction de ses seuls intérêts. Qu’elle ne faillisse ni ne trahisse parce qu’elle ne peut le faire, parce qu’elle appartient, sociologiquement et politiquement, à tous.
Pour ce faire, des réformes, profondes, sont indispensables, au-delà des ajustements de circonstances tels que ceux annoncés par le président de la République dans son allocution télévisée à chaud sur l’affaire. On en évoquera quelques-unes ici.
Sans doute sera-t-il rapidement indispensable de rendre obligatoire des procédures d’enquête approfondie, au-delà de la déclaration de patrimoine des élus et de sa publication, sur les ministres et les plus hauts responsables de l’Etat qui doivent être nommés. On pourrait ainsi imaginer des procédures « à l’américaine », de vetting et de due diligence, au cours desquelles des questions précises sont posées et des engagements fermes sont pris, voire des investigations sont diligentées (par des services judiciaires, policiers, fiscaux…), en cas de doute, sur les futurs nommés pour être sûr que des cas comme celui de Cahuzac ne puissent se reproduire.
Plus profondément, la question de la formation des élites du pays, en lien avec ce qui se fait au-delà des frontières bien évidemment, devra être sérieusement posée. La « crise » de Sciences Po ces derniers mois et sa conclusion en forme de nomination d’un représentant de la haute administration de l’Etat plutôt que d’un universitaire comme c’est le cas à l’étranger pour un tel établissement, a témoigné spectaculairement de l’importance du sujet. La reproduction organisée de l’élite par elle-même, sa fermeture aux influences extérieures et à la pluralité sociale – à l’exception d’une très étroite « diversité » multiculturelle consentie pour se donner bonne conscience –, dans des établissements placés à l’abri, loin des mouvements d’ensemble de la société française, provoque non seulement une anxiété mais un ressentiment. L’oligarchie se délégitime plus encore quand elle bloque ainsi l’horizon pour la jeunesse. Celle-ci était au cœur de la campagne du candidat Hollande, voilà une bonne occasion de la remettre au cœur du mandat du président Hollande.
De manière plus générale, en finir avec la société de connivence et de complaisance qui lie des pans entiers de la classe politique, des dirigeants économiques, des milieux de la communication et des différentes sphères de pouvoir, médiatique notamment, passe par une mobilisation de l’ensemble des citoyens.
Elle passe aussi par le fait de ne plus accorder ses suffrages à des élus condamnés par la justice à un contrôle plus sourcilleux de la tenue des engagements, de nombreuses possibilités existent d’approfondissement de la démocratie – plutôt que de contre ou de post-démocratie d’ailleurs. De la même manière, au-delà de la question, cosmétique, du cumul des mandats des parlementaires, le bannissement de tout risque de conflit d’intérêt passe par l’interdiction du cumul entre un mandat électif et un fonction professionnelle qui peut interférer, ou bien évidemment par le contrôle beaucoup plus strict de l’activité des lobbies, du pantouflage des hauts fonctionnaires dans le privé et des nominations.
Il est en outre indispensable de s’interroger sur les conséquences d’une certaine communication politique, installée dans la connivence et la complaisance elle aussi, liée aux intérêts des différents milieux politiques et économiques, sera également indispensable, afin d’éviter que ne se reproduise des cas comme ceux auxquels on a assisté ces dernières années, quand des spin doctors qui lisent plus volontiers les cours de bourse que Machiavel entraînent l’image de la politique avec celle de leur client vers l’abîme.
Et d’un point de vue plus institutionnel, l’instauration d’une dose de proportionnelle et le renforcement du rôle de contrôle du parlement pourraient donner de la cohérence, par le haut, à cet ensemble de dispositifs.
L’affaire Cahuzac pourrait ainsi être utile à quelque chose. Ce qui permettrait, un peu, de consolation dans la désolation actuelle.
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