Tibet (22) Autour du lac Namtso

Publié le 16 avril 2008 par Argoul

Le repas du soir était composé de steak frites ! Oui, mais du steak de yack et des frites de pommes de terre écologiques cultivées au Tibet. Les cuisiniers avaient aussi préparé un plat chinois, des pommes de terre en lamelles cuites au wok avec du chou et quelques morceaux de viande pour le goût. En dessert, nous avons eu un splendide gâteau artisanal aux fruits confits, dont le goût un peu particulier venait du beurre employé dans la recette : c’était du yack !

Des craves nichent sur la falaise au-dessus de notre tente. J’en prends un en photo. Ce sont des choucas au bec rouge, rares en Europe selon Michel qui vit près de Grenoble et connaît la nature. De nombreux touristes chinois, du continent ou de Hongkong, viennent visiter ce haut lieu en 4X4 pour la journée. Certains dorment dans les baraquements aménagés un peu plus loin en guest-house. Quelques Occidentaux et quelques Japonais, plus discrets, parviennent jusqu’ici aussi. A huit heures ce matin, une chinoise médite, solitaire, assise sur son rocher face au lac bleu et aux montagnes en toile de fond. Je vais ramasser du sable sur la plage, pour un copain qui en collectionne des fioles extraites du monde entier. En maillot de bain, Rafaelle se lave déjà au bord du lac.

Après le petit-déjeuner, nous partons explorer à nouveau, mais plus complètement, le massif calcaire qui nous entoure. Nous commençons par les grottes naturelles. Certaines sont aménagées pour la vie érémitique, même si cela n’attire aujourd’hui plus grand monde. Certains croyants venaient y faire retraite des années. Une nonnette seulette est probablement l’unique à méditer en ermite lors de notre passage ; elle nous fait visiter sa grotte contre quelques modestes dons bienvenus pour acheter le thé et la farine d’orge grillée. Au fond de sa cave elle a aménagé une chapelle à Padmasambhava, ornée de toute la quincaillerie traditionnelle. Un poêle à bouses chauffe les parois par grand froid – mais il faut aller ramasser et faire sécher à l’avance le combustible. Une réserve est d’ailleurs empilée à l’entrée. Un grabat, un peu de vaisselle, quelques hardes, composent son ordinaire. La grotte est coupée de l’extérieur par un mur de terre et de pierres dans lequel est montée une porte qui ferme au cadenas : « les touristes, vous comprenez… » Il n’y a rien à voler, plutôt préserver son intimité. Mais la nonnette lit des livres. Sa bibliothèque est édifiante, composée de trois doubles planchettes enserrant chacune une liasse de feuilles qui contiennent les textes sacrés. Elle vit d’aumônes et d’eau fraîche qu’elle va puiser dans le lac. Les autres grottes ne sont occupées pour l’instant que par les oiseaux. Nous apercevons des choucas, des pigeons, et le gypaète qui plane sur les falaises.

Nous regrimpons sur les hauteurs par un sentier épuisant de haute altitude, près de 5000 m au sommet. Nos narines captent les odeurs puissantes de garrigue où dominent le thym rabougri, le romarin nain et plusieurs autres essences balsamiques. D’en haut, nous observons une fois de plus les couleurs changeantes des grandes étendues d’eau et de l’atmosphère. Le bleu est séduisant, jamais le même où que l’on se tourne, toujours lumineux, intense sur certaines parties. Les nuages mènent leur sarabande sur la chaîne des Nyenchen Tanglha.

 

Nous passons environ une heure assis là-haut, au soleil, environnés d’immensité, à faire des photos qui ne rendront jamais cette présence particulière de la lumière, cette harmonie de l’espace, ce sentiment d’union que nous avons avec la nature dans cet éther.

Le déjeuner nous fait revenir au camp plus prosaïquement. Nous est resservi le yack d’hier haché avec des légumes et… des frites. Plus une salade de nouilles avec légumes crus et fromage assez originale. Il est seulement dommage que le pot de mayonnaise industrielle, apportée de France, ait été renversé dedans. Durant le temps libre, certains dorment, d’autres vont sur la plage, ou font leur lessive.

Nous allons explorer ensuite le second massif, séparé du premier par le mur de mani vu hier. La falaise de calcaire y est beaucoup plus haute que celle de ce matin et la montée est longue, essoufflante, physiquement dure. Nous y arrivons dispersés. Là-haut, le vent souffle fort mais le panorama est général sur les alentours. C’est l’ensemble du lac qui s’offre à la vue, d’une séduisante couleur turquoise. Le soleil est vigoureux. Les nuages restent accrochés aux montagnes comme des agneaux à leur mère. D’en haut, le camp près du lac paraît insignifiant avec les crottes de mouches des tentes – il l’est sans doute pour les êtres supérieurs qui trônent, indifférents, au-dessus de l’éther. C’est là que l’on prend conscience du ridicule de nos petits problèmes personnels au milieu de cette nature énorme qui va comme une force aveugle. Quelle importance a notre ego dans cet univers ? Aucune. Existe-t-il même ? Sans doute pas : il n’est qu’une illusion puisqu’il change jour après jour. Ce que nous croyons solide et « éternel » n’est que liaisons fortuites et éphémères. Rien n’est constant que le changement même. A plus de 4900 m, sur ce massif balayé constamment par le vent, la végétation est sèche et rase ; elle s’adapte. Le calcaire affleure par endroit. Mais les edelweiss poussent toujours, même minuscules, aussi obstinés que des Suisses, aussi fiers que des empreintes de lion. Michel s’est installé un peu plus bas que nous et dessine le paysage à l’encre noire. Il essaie de traduire par le geste et le regard l’impression qu’il ressent. A n’en pas douter, comme la mienne, on peut la qualifier de… sacrée. Ici nous dominons le monde, sur un faîtage du Toit du Monde. Qui nous penserait si haut, plus haut que le plus haut sommet d’Europe, avec cette eau bleu à nos pieds ? Qui s’en soucie d’ailleurs ?

Après un long moment, je redescends seul, moment de méditation personnelle, en suivant la ligne de crête du massif avant de couper vers le bas de la falaise par un sentier de chèvres. Je reste longtemps en équilibre entre les deux faces du massif avec d’un côté le vent et l’eau turquoise, de l’autre la chaîne montagneuse et ses nuages, l’eau du lac plus opaque comme si l’on y avait versé du lait. Les cumulus tourbillonnent toujours au-dessus de la chaîne que nous avons quittée hier, blancs, gris, tombant parfois en stries de pluie sur les pentes au loin.

Au camp, je me lave dans le lac. Le soleil est encore chaud, l’eau supportable, la solitude presque complète. Je pourrais m’y baigner en entier mais je ne m’y trempe que partiellement. Après le thé je prolonge ma sympathie avec le milieu naturel en prenant quelques photos du lac et de la lumière qui joue. Aucun moment n’égale le précédent, les nuances changent sans arrêt.

Le soir, le yack d’hier et de midi revient encore dans les momos, ces raviolis tibétains confectionnés artisanalement par nos cuisiniers. Je n’en suis pas amateur aujourd’hui et me rattrape sur le riz garni de légumes. Une purée de pommes de terre est servie ensuite. Je ne dis rien mais je m’amuse intérieurement : certaines sont tellement folles de purée qu’elles ne s’aperçoivent pas que le cuisinier y a introduit cette fois les restes de fromage de yack pour le terminer. Le goût est pourtant caractéristique mais ce soir les filles engloutissent sans penser.