Dès l'embarquement dans l’avion, tout avait commencé à aller à reculons. Je me suis installé à ma place au milieu d’un ordre si absolu qu'il aurait choqué les crews de Ryana'air! Le repas du soir avalé, les passagers calmes comme des vaches sacrées étaient déjà en train de se préparer pour dormir. Les visages satisfaits observaient à la dérobée les allées et venues de l’équipage. De temps en temps, un des passagers sortait une feuille de papier et y inscrivait quelque chose, l'air profondément inspiré. Etait-il occupé à écrire des haikus sur le calme et l’altitude, les paysages défilant au loin ? En tout cas, il semblait particulièrement productif après un passage de crew. J'étais stupéfait par autant de poésie. En discutant bien plus tard avec un steward, il m'a éclairé sur ces mystérieux poèmes. A bord, les passagers japonais affichent toujours un sourire clément devant le personnel qui se trompe, qui renverse ou qui oublie une requête. Mais après coup, ils ne manquent pas de coucher perfidement sur le papier le moindre manquement afin d’introduire une réclamation à la compagnie pour ce vol lamentable…
Après des heures à traverser des contrées inconnues, je débarquais à l’aéroport d’Osaka. Des amis devaient m'y attendre. Le débarquement discipliné n’avait pas duré longtemps. Nous sortions de l'avion comme sur un tapis roulant. Au contrôle des passeports, un douanier à la mine patibulaire m’a considéré avec méfiance. Il s’était beaucoup attardé sur le visa qui était sublimement coloré : chaque zone du cachet était d'une couleur différente, vraiment trop kawai ! Trop peut-être car l'homme à casquette avait disparu, me laissant là sans explications. Il me prenait sûrement pour un clando. Peut-être voyait-il dans le coloriage de mon visa une menace pour l'industrie du manga... Un quart d’heure plus tard, il avait ouvert la porte d’un lointain bureau et me faisait signe de la main. Il l’agitait de bas en haut, comme s'il me disait : "Casse-toi !" Je me suis donc exécuté, je ne voulais pas qu'il m'exécute en plein aéroport. Mais plus je m’éloignais, plus il agitait frénétiquement la main. Croyant que je n’allais pas assez vite, j’ai accéléré la manœuvre. Je ne voulais pas finir enterré dans le sable comme David Bowie ! Là, sa face est devenue violette, couleur que je n'avais justement pas sur mon visa. Exaspéré, il s’est approché de moi à grand pas, et m’a escorté jusqu’au fameux bureau où, après analyse de mon passeport, on m'a relâché. Dans le body-language de cet autre monde, « Casse-toi !» veut dire « Viens ! » Ce douanier qui avançait et moi qui reculais ne pouvions vraiment pas nous rejoindre...
Toutes ces émotions m’avaient donné envie de méditer dans les toilettes de l'aéroport. Je m'y suis donc enfermé, ignorant encore que la méditation deviendrait séance de yoga. Ce modèle de toilettes, variante de celui des Turcs, était un vrai casse-tête chinois au confort moyenageux. Pour parvenir à se relâcher décemment, il fallait se tenir acrobatiquement accroupi, légèrement incliné vers l’arrière. En équilibre précaire, le pantalon saucissonnant les chevilles, je manquais de basculer si quelqu'un ouvrait la porte d'un wc voisin. J'avais un ami qui m'avait avoué que lui, n'y arrivait pas et qu'il enlevait tout lorsqu'il allait aux toilettes. La voiture de mes amis était plus une Toyota qu'une DeLorean mais arrivé chez eux, j'étais dans le futur : un tout autre style de toilettes, ultramoderne, m’attendait. Dès l’entrée dans la pièce, rassuré part la présence d’un siège, je suis aussitôt devenu perplexe. Mais que faisait une télécommande juste à côté de la lunette ? Y avait-il une radio intégrée pour couvrir tout bruit intempestif ? Un écran télé allait-il sortir du plafond pour me faire passer le temps en cas de constipation ? Le nombre de boutons était restreint. Dès que je me suis assis, j’ai appuyé sur un des boutons avec un mélange d'angoisse et de curiosité. C'était comme si j'enfonçais le bouton de commande d'une ogive nucléaire.J’ai entendu un bruit suspect sous moi. Comme un tzzzzzz de quelque chose qui coulisse. Je n’ai pas eu le temps de comprendre qu’un puissant jet d’eau, non nucléaire mais glacé, m’arrosait d'en bas. Dans un réflexe plein de pudeur face à cette tentative de viol, je me suis levé précipitamment, la fontaine sanitaire continuait à arroser toute la pièce. En panique je pianotais sur la télécommande pour tout arrêter. Un bruyant sèche cheveux ou ce qu'on veut s’est à son tour actionné sous la cuvette, stoppant le jet. Je pouvais sortir de là, sans scrupules.
Les repas aussi avaient quelque chose d'inversé, et je ne parle pas de la maîtrise des baguettes qui a failli me faire mourir de faim. Invité à déjeuner dans un restaurant traditionnel, je m'étais assis devant une plaque chauffante individuelle. Un énorme coquillage d'au moins 30cm de diamètre y était posé. Je me demandais comment j'allais extirper de là la chair caoutchouteuse... Une espèce de geisha est sortie de nulle part et a branché solennellement toutes les plaques chauffantes en une fois. Quelque chose s'est soulevé sous la grosse coquille. Une énorme limace répugnante en est sortie pour tenter d'atteindre le bord de la plaque. Elle devait se sentir comme Jeanne d'Arc sur cette chaleur qui allait en grandissant. A quelques centimètre, elle s'est immobilisée : elle était cuite. A ma gauche, un Japonais avait retourné la bête, et à coup de baguettes commençait à sortir ce gros chewing-gum de sa carapace... Un petit déj avec des croissants légers et du jus d'orange frais? Pas au Japon ! Ici, c'est limace géante et thé bouillant. Cependant, on s'y fait, et très vite on prend l'habitude de se caler l'estomac tôt le matin. Les mets que j'allais découvrir par la suite ne devraient plus m'étonner autant... excepté ce jour où je me suis installé à une table ornée de petits aquariums ronds. Au moment où je me disais que c'était une déco originale, mes amis m'ont annoncé que j'allais devoir attraper les poissons avec des baguettes et les manger vivants et entiers. Ils ont ajouté comme pour me rassurer que je pouvais euthanasier les poissons dans ma bouche à coup de shots de sake...
Ce sont les promenades dans la rue qui me donnaient encore plus cette impression que le Doc m'avait envoyé dans une autre époque. Dans presque toutes les rues, on trouvait des distributeurs de tout : cigarettes, boissons ou sous-vêtements... Aux arrêts de bus, 20ans avant que ça le soit chez nous, les véhicules étaient annoncés sur des panneaux. Les feux rouges parlaient autant que les bus qui indiquaient la prochaine station. Dans les métros, les gens voyageaient en somnambules. Ils se tenaient agrippés comme par réflexe aux mains courantes, ronflant la bouche ouverte. Dans certains quartiers, des "kawai" aux cheveux bleus, verts ou rose, relookées comme des personnages de manga croisaient les salariés en costume terne. Je rêvais à une battle improvisée où une kawai sortirait une sucette magique de son collier en plastoc et la faire tournoyer en rubans mauves autour du fonctionnaire soudain transformé en tortue ninja mais ça n'est jamais arrivé.
Au retour vers l'aéroport, j'avais plus d'images chocs en tête que jamais. D'ailleurs, le Japon, ça se déguste, et à l'inverse des Japonais qui enchainent les visites de Paris, Rome et Londres en 3 jours, il faut au moins autant de temps pour découvrir vraiment tous les mystères d'un quartier.