The Place Beyond the Pines

Par Tedsifflera3fois

Comme dans Blue Valentine, Derek Cianfrance s’engouffre dans une histoire presque banale et la sublime. De beaux personnages profondément seuls, quelques scènes magnifiques, des cadres majestueux, une tension qui ne faiblit quasiment jamais et un défi scénaristique inattendu : entre ombres et lumières, The Place Beyond the Pines laisse une empreinte singulière.

Synopsis : Cascadeur à moto dans un spectacle itinérant, Luke découvre que Romina, avec qui il avait eu une aventure, a eu un fils de lui. Bien qu’elle ait refait sa vie, il décide de rester.

Depuis Blue Valentine, on savait que Derek Cianfrance était un jeune réalisateur à suivre. Confirmation avec The Place beyond the pines, dans un registre assez différent (le thriller remplace la pure romance) même si on reconnaît la patte du cinéaste (élégance et sobriété, goût prononcé pour le mélodrame, solennité du quotidien) et même s’il s’accompagne du même acteur, Ryan Gosling.

Blue Valentine reposait entièrement sur la confrontation de deux amoureux. The Place beyond the pines multiplie les tête-à-têtes, les plaçant au centre de son intrigue comme autant de lignes de forces prêtes à déchirer ou apaiser le récit. La plupart des séquences concernées sont des moments de grâce ou de tension admirables.

Cela commence quand Romina vient voir Luke. Le charme opère immédiatement. Eva Mendes, sans fard, crève l’écran. Ryan Gosling est fidèle à lui-même, attachant et mystérieux. Un peu plus tard, Luke parcourt la forêt à toute vitesse sur sa moto. La caméra, enchaînée au bolide, rend palpable l’adrénaline de l’instant et l’imminence du danger. Quelques regards échangés à 100 à l’heure, le début d’une amitié.

Quelques minutes encore, et Luke s’oppose à Kofi dans un brusque déchaînement de violence qui n’est pas sans rappeler certaines séquences de Drive. Un bébé pleure, Luke le calme d’une étreinte hors du temps, moment de cinéma étonnant et mystique.

Ensuite, ce sera au tour d’Avery de rencontrer Romina seul à seul, devant chez elle, dans un tête-à-tête émouvant, en tout point opposé à celui qu’elle avait vécu avec le père de son enfant. Comme s’il était le reflet inversé de celui-ci, Avery reproduira aussi, cerné par les arbres, le duel motorisé de Luke et de Robin. Après qu’il ait suivi la voiture du policier Deluca en forêt, les regards se croisent dans les rétroviseurs. Là encore, le dénouement sera très différent : quand Luke entamait une amitié, Avery y entérine une animosité.

Et le jeu de miroir entre Luke et Avery ne s’arrête pas là. Les deux tête-à-têtes les plus marquants du film (entre les deux hommes d’abord, entre Jason et AJ beaucoup plus tard) se répondent avec évidence, mettant les personnages dans des situations inversées, jusqu’à la conclusion, toujours symétrique.

C’est le duel opposant Luke et Avery, au milieu du film, qui constitue le principal coup de force de The Place beyond the pines. Cette magnifique scène de cinéma, intense et sensible, est le noeud de l’intrigue, un retournement percutant de nos certitudes de spectateur. Tout se joue là, jusqu’au pari narratif terriblement enthousiasmant que le réalisateur lui-même compare à Psychose. On glisse alors d’un univers à l’autre, d’un enjeu à son apparent opposé, même si tout est profondément similaire de l’un à l’autre, comme le film ne cessera de le souligner par ces fameux dédoublements de scènes évoqués plus haut. La valse des points de vue rend la vie des personnages tour à tour intime et étrangère, profondément intrigante.

Et puis il y a le duel final. Tout aboutit à ce dernier tête-à-tête qui interroge le destin : sommes-nous prisonniers de notre histoire, devons-nous sans cesse reproduire les mêmes schémas, la vengeance est-elle forcément aveugle?

Certes, le triptyque est inégal et il manque parfois un peu d’originalité. De ces trois récits d’anti-superhéros, le premier est le plus sensible, le plus humain, le plus brut aussi. Difficile pour les suivants d’être à la hauteur de cette petite perle romantique. Le second acte rapproche le film du polar classique, et ce sont les frottements avec le premier segment qui lui donnent son piment. Quant à la troisième partie, bien qu’on ne l’attende pas forcément, elle nous paraît un peu forcée, un peu trop logique pour nous enthousiasmer autant que la première. Néanmoins, la tension monte petit à petit jusqu’à atteindre son paroxysme dans une séquence intense, digne d’une tragédie grecque.

Un souffle mythologique parcourt d’ailleurs l’intrigue de The Place beyond the pines. Entre hérédité et transmission, la relation père-fils ou son absence conditionnent la vie des héros du film. Qu’ils aient été élevés sans père ou écrasés par son aura, les personnages semblent toujours construire leur existence par rapport à lui, pour répondre à ses attentes ou pour forcer son attention. D’où le cycle répétitif et évolutif des générations, qui ne fonctionne que sur deux moteurs : reproduire le même (être fidèle à l’héritage paternel) ou se différencier (et s’opposer).

Difficile alors de ne pas penser à James Gray. Si Blue Valentine était un peu le Two Lovers de Derek Cianfrance, son dernier film évoque forcément La Nuit nous appartient, avec ses problématiques filiales et policières, ses héros maudits et cette ampleur de film noir brillant.

La spécificité de The Place beyond the Pines, c’est d’être tout entier articulé autour de tête-à-têtes mémorables. Et de révéler ainsi comment deux hommes que tout oppose peuvent être profondément semblables. Et comment deux vies, deux trajectoires peuvent un jour se percuter pour ne plus jamais être étrangères l’une à l’autre. Si le film ose encore croire en l’homme et en ses décisions, il semble tout de même très difficile d’échapper au poids de son passé.

Les personnages interprétés par Ryan Gosling et Bradley Cooper deviennent alors indissociables, comme les deux faces d’une même pièce. Et si les chances ne sont pas les mêmes, c’est que cette pièce est irrémédiablement truquée.

Note : 8/10

The Place Beyond the Pines
Un film de Derek Cianfrance avec Ryan Gosling, Bradley Cooper, Eva Mendes et Rose Byrne
Thriller, Drame – USA – 2h20 – Sorti le 20 mars 2013