L’avis d’Emmanuel
Empédocle, Pétrone, Alain Le Gentil, Capitaine Kid…Que leur nom soit devenu célèbre ou qu’il soit aujourd’hui complètement oublié, tous les personnages ci-dessus (ainsi que tous les autres dont il est question dans Vies imaginaires) ont existé (au moins en esprit). Ce que l’on en sait, les maigres traces objectives de leurs existences, est cependant tellement ténu qu’il n’y aurait rien à en dire selon les critères de bonne pratique cités en introduction. Quel intérêt peut-il alors bien y avoir à s’évertuer à écrire le contenu de ces vies inconnues ?Si l’on en croit la préface écrite par l’auteur lui-même, rien moins que la quête de la substance de l’art et de l’imagination. Car les enveloppes chatoyantes mais vides que constituent le patronyme, la « qualité » et la période à laquelle ont vécu ces illustres inconnus constituent pour l’esprit malicieux et imaginatif de Marcel Schwob une sorte d’anneau dont les griffes encore ouvertes ne demanderaient qu’à accueillir le joyau scintillant que l’auteur aurait façonné pour lui, de manière à en faire un bijou unique et splendide.
Courtes formesLes vies des uns et des autres sont ainsi racontées avec d’autant plus de liberté par rapport à l’histoire que celle-ci a été avare de sources objectives. Et un maître mot d’ordre : le détail avant tout. Car c’est pour Schwob cet élément qui donne leur singularité et leur épaisseur aux existences. Chaque vie est donc dense et consistante, pleine, mais en même temps presque anecdotique : ce ne sont pas les accomplissements qui comptent, mais bien l’existence que les personnages ont menée, au sens propre : leurs fréquentations, leurs quotidiens, leurs errances…Bien sûr, on pourrait craindre qu’un tel programme conduise à l’anecdote, avec pour question corolaire, celle consistant à se demander s’il y a vraiment un intérêt à tenter d’imaginer les vies de personnages que la toute puissante (et toujours judicieuse) pression de l’histoire a laissé sur le bord de la route. Hors il n’en n’est rien. D’une part la fantaisie autant que la langue de Schwob rendent délectables ces vies que l’on apprécie bien plus (et fort logiquement) comme des nouvelles de fiction que comme des récits aux bases réelles. Surtout, la longueur des textes est particulièrement bien dosée : entre 5 et 10 pages pour la plupart, juste ce qu’il faut pour suffisamment développer les événements majeurs qui donnent leur épaisseur à ces vies imaginaires, mais sans tomber dans le travers de l’étirement infini de la narration qu’aurait sans doute appelé un récit plus détaillé.
A lire ou pas ?Au total, ces Vies imaginaires présentent un double attrait : celui d’avoir constitué une étape importante dans l’histoire de la littérature et celui de demeurer un livre plaisant et facile à lire. La quatrième de couverture de l’édition que j’ai lu (un de ces satanés GF Flammarion) commence ainsi : « De Borges à Pierre Michon, nombreux sont les auteurs qui, au XXe siècle, ont écrit à l’enseigne des Vies imaginaires. » Après avoir découvert l’œuvre de Schwob, je ne peux que souscrire à cette assertion. Sans m’être replongé récemment dans l’œuvre de Borges, il me semble effectivement que nombre de ses nouvelles répondent à des constructions ou des principes similaires, telle la fameuse Funes ou la mémoire. D’autres ouvrages doivent probablement un tribut plus grand encore à ce petit recueil de Schwob. C’est je pense le cas d’un roman de Jack London que le hasard a placé sur ma route il y a quelques semaines et dont je vous parlerai probablement sans tarder.
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