À bas la morale, vive la loi ! – Partie III : Au-dessus de la Morale et de la Loi : Vive la Grâce !
Par Charles-Eric de Saint-Germain
En utilisant les paroles de l’Epître aux Romains, ou Paul cite le prophète Habacuq (« celui qui est juste vivra par la foi »), Luther eut la révélation que la justice de Dieu n’est pas un acte de colère par lequel il punit ceux qui transgressent sa Loi, mais un acte de miséricorde par lequel il gracie et communique la vie à ceux qui se trouvaient sous l’emprise du péché et de la mort. Sous l’empire du péché, en effet, l’homme est incapable d’accomplir la Loi de Dieu, et c’est pourquoi les commandements divins ne sont là que pour humilier l’homme, en lui révélant la vanité de ses prétentions à toute justice propre, et la nécessité de s’en remettre à la justice de Dieu qui, seule, peut le justifier par la Foi. Le rôle de la Loi, on le voit, n’est pas de rendre l’homme meilleur, mais en le révélant pécheur devant la Loi, c’est plutôt de briser sa confiance en lui-même, de le conduire à désespérer de lui-même en le faisant passer par la connaissance de son véritable état, bref de le conduire à la repentance en le poussant à demander Grâce. Alors que la justice humaine, en effet, est une justice active, où l’homme se rend lui-même juste par la pratique de la loi et l’acquisition des vertus morales, la justice passive, qui est la justice du Christ, est une justice où l’homme n’a plus à s’efforcer de poser des actes « bons », en espérant la récompense de sa vertu, car c’est une justice qui lui est imputée de l’extérieur, indépendamment de tout mérite personnel, à l’homme qui la reçoit comme un don gratuit puisque Dieu nous regarde désormais « en Christ » (et non plus « en Adam »), comme étant désormais « couverts » par Sa justice, ce qui nous permet d’obtenir, moyennant la foi en son œuvre rédemptrice accomplie pour nous sur la croix, le pardon de tous nos péchés.
La logique de l’Evangile, on le voit, et c’est bien en cela qu’il est une « bonne nouvelle », constitue une rupture radicale d’avec la logique qui est celle du moralisme et du légalisme, car l’Evangile nous fait entrer dans un ordre nouveau, celui de la Foi ou de la Grâce, une foi par laquelle, en nous appropriant la justice du Christ, nous sommes désormais rendus justes devant Dieu. Avec l’Evangile, nous sommes donc aux antipodes de ce « moralisme » qui, par orgueil, pousse l’homme à croire qu’il peut, par ses efforts ou par ses seules vertus morales, se rendre lui-même « juste » devant Dieu, en accomplissant parfaitement tous ses commandements. Car un tel perfectionnisme moral, comme le montrait Luther, oublie que le contraire du péché n’est pas la vertu, mais la foi, et c’est pourquoi il ne peut qu’entraîner l’homme dans des « troubles » et des « scrupules » infinis. Si l’homme doit contribuer, en coopérant à l’œuvre de la grâce, à l’accomplissement de son salut, il ne peut qu’être pris dans l’effort permanent pour se justifier lui-même, en s’affirmant et en se glorifiant devant Dieu de ses propres mérites, à l’image du pharisien que le Christ oppose au publicain. Or cette attitude d’auto-justification constitue le péché par excellence, parce qu’en cherchant à me justifier par mes propres œuvres et par ma conduite « moralement parfaite », je refuse la justice passive de la foi, celle qui m’est offerte par l’Evangile lorsque celui-ci me dit que le Christ a pris sur lui mon péché en le clouant sur la Croix, et qu’il me couvre de sa justice en me sauvant gratuite-ment, par pure grâce, pourvu que je crois à la « bonne nouvelle » de l’Evangile.
Si la juste compréhension de la foi chrétienne est bien éloignée de toute forme de phari-sianisme moral, qui consiste à vouloir se sauver par soi-même, quel est alors le rôle de la Loi si, comme nous l’avons montré, ce n’est pas d’elle que nous pouvons obtenir notre justification ? On sait que la Loi, donnée par Dieu à Moïse, était juste, bonne et sainte, en ce qu’elle nous montrait le chemin à suivre pour parvenir à la sainteté de vie. Néanmoins, quand bien même elle aurait été donnée par Dieu, elle reste sans efficace sur une volonté captive du péché, car si elle ordonne et montre le chemin de la vie, elle n’aide pas à accomplir, con-duisant plutôt l’homme à désespérer de lui-même. Mieux-même : Paul dit que la Loi est une lettre meurtrière, parce qu’elle exaspère la « convoitise », sans nous donner la force de la vaincre. Ainsi, au péché, qui proliférait déjà tant que la Loi n’avait pas été donnée par Dieu, le don de la Loi a ajouté la transgression, transformant la faute, dont l’homme n’avait qu’une connaissance obscure, en violation consciente d’un interdit divin. « Car la Loi, dit Paul, pro-duit la colère et là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas non plus de transgression » (Romains, 4, 15).
Ainsi Paul souligne-t-il que la Loi, loin d’être une bénédiction qui nous délivrerait de l’esclavage du péché, se retourne bien plutôt en malédiction contre celui qui, tout en restant soumis à son commandement, ne peut satisfaire pour autant à ses exigences. Ecoutons à nouveau Paul : « Que dirions-nous donc ? La Loi est-elle péché ? Certes, non ! Mais je n’ai connu le péché que par la Loi. Car je n’aurai pas connu le péché si la loi n’avait pas dit : Tu ne convoiteras pas ! Et le péché, saisissant l’occasion, produisit en moi toutes sortes de con-voitises. Pour moi, autrefois, sans Loi je vivais. Mais quand le commandement est venu, le péché a pris vie et moi je mourus. Ainsi, le commandement qui mène à la vie se trouva pour moi mener à la mort » (Romains, 7, 7-12). Paul veut monter par là que la Loi, en interdisant le mal et le péché, stigmatise ce mal qu’elle rend attrayant pour une volonté encore captive du péché, au même titre que, dans le jardin d’Eden, le fruit défendu était paré de toutes les séductions par l’interdiction même dont il faisait l’objet. En sorte que non seulement la loi ne rend aucun service, mais elle se révèle nuisible et source de malédiction pour l’homme qui reste sous son joug. Plus exactement, son utilité est surtout négative : elle se manifeste en ce qu’elle oblige ceux qu’elle rend coupables de transgression à implorer le secours de la grâce, pour pouvoir être libérés de son fardeau. L’utilité de la Loi est donc purement pédagogique, d’où son caractère provisoire, en attendant la foi et la Grâce, qui nous offrent le salut non plus par la médiation de la Loi et de son (impossible) observance intégrale, mais par la médiation du Christ, qui est notre sauveur venu dans le monde pour nous libérer de cette malédiction de la Loi. Laissons, pour conclure, la parole à Paul : « Tout ceux qui, en effet, dépendent de la Loi sont sous la malédiction de la Loi, car il est écrit : Maudit soit quiconque n’observe pas tout ce qui est écrit dans le livre de la Loi pour le mettre en pratique. La Loi est-elle donc contre les promesses ? Certes Non ! S’il avait été donné une Loi qui puisse procurer la vie, la justice viendrait réellement de la Loi. Mais l’Ecriture a tout enfermé sous le péché, afin que la promesse soit donnée par la foi en Jésus-Christ, à ceux qui croient (…) Ainsi la Loi a été un précepteur pour nous conduire à Christ afin que, justifiés par la foi, nous ne soyons plus sous ce précepteur » (Galates, 3).
Dire, avec Paul, que nous ne sommes plus sous ce « précepteur » qu’est la Loi ne signifie cependant pas que nous soyons libérés des exigences de la Loi (nous ne le sommes que dans la mesure où nous ne pouvons plus espérer notre salut de la satisfaction de celles-ci) pour nous adonner librement au péché, dès lors que la Foi en Christ suffit, désormais, à assurer notre salut. Paul nous met au contraire en garde contre une telle « interprétation », qui signifierait que le chrétien, désormais « affranchi » de la Loi par la Grâce et la Foi en Christ, ne serait plus tenu de respecter la Loi. Certes, Paul souligne que si la Loi a « amplifié » la faute de l’homme, en multipliant les occasions de « transgression », elle a du même coup per-mis à la grâce de Dieu, qui se manifeste dans le pardon des péchés offert en son Fils Jésus-Christ sur la Croix, de surabonder, moyennant la foi en son œuvre rédemptrice. Faut-il alors en conclure que l’homme doit continuer de pécher contre la Loi de Dieu, pour permettre ainsi à la grâce de « surabonder » ? « Demeurerions-nous dans le péché, demande Paul, afin que la grâce surabonde ? Certes non ! Nous qui sommes morts au péché, comment vivrions nous encore dans le péché ? (Romains, 6, 1-2). En réalité, le règne de la Grâce et de la Foi, s’il nous soustrait au « joug » de la Loi, ne nous libère cependant de la lettre de celle-ci que pour mieux en accomplir l’esprit, lequel se résume, d’après les paroles du Christ, dans l’amour de Dieu et de son prochain. Il faut donc comprendre que la foi, dans la perspective de Paul, n’abolit pas tant la Loi qu’elle n’en modifie les modalités de réalisation : il ne s’agit alors plus d’accomplir la Loi pour être sauvé (cette logique « calculatrice » conduit, pour Paul, aux « œuvres mortes » et à l’autosatisfaction dont le pharisien de la parabole de Luc 18, qui se croit « parfait » tout en jugeant et condamnant son prochain – ici le publicain -, fournit l’illus-tration exemplaire), mais parce que l’homme se sait sauvé sur le fondement de la foi seule (c’est le sens du Sola Fide luthérien), la régénération de son cœur purifié par la foi et le don du Saint-Esprit lui permet désormais d’accomplir la Loi « en esprit et en vérité », c’est-à-dire gratuitement et spontanément, en conformité avec ce qui constitue le « cœur » de la Loi juive, à savoir l’amour de Dieu et du prochain, car « l’amour, dit Paul, est l’accomplissement plé-nier de la Loi » (Romains 13, 10).
Etant inséparable, en effet, de « l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit » (Romains 5, 5), la Foi nous permet donc d’accomplir pleinement « l’esprit » de la Loi tout en nous libérant de la « lettre » de celle-ci, de sa « rigidité » ou de sa « raideur », qui était mortifère pour l’homme dans l’exacte mesure où une application purement « légaliste » de la Loi (comme celle du pharisien qui croit accomplir la Loi mais méprise son prochain), finit par se retourner contre la finalité de son institution. Et elle se retourne aussi contre l’homme lui-même, que l’obéissance tout aussi rigide à la « lettre » de la Loi enferme dans une attitude servile, qui contraste avec la souplesse et la liberté de ceux qui ne se sentent plus tenus de se conformer à la lettre extérieure de la Loi, parce que cette Loi nouvelle, qui est la Loi d’amour, est désormais gravée intérieurement dans leur cœur, (conformément à la promesse faite par Dieu en Ezéchiel 36), et qu’ils leur suffit, pour l’accomplir, d’écouter la voix du Saint Esprit qui parle à travers les motions de leur cœur purifié par le don de la foi.
« ce dont nous libère la Grâce et la Foi, ce n’est pas de la Loi en tant que telle (la finalité de celle-ci est bonne, ayant été instituée par Dieu pour permettre à l’hom-me d’avoir la vie) mais d’une pratique légaliste, purement extérieure »
En d’autres termes, ce dont nous libère la Grâce et la Foi, ce n’est pas de la Loi en tant que telle (la finalité de celle-ci est bonne, ayant été instituée par Dieu pour permettre à l’hom-me d’avoir la vie) mais d’une pratique légaliste, purement « extérieure » de celle-ci, pratique qui conduisait plutôt l’homme à la mort, dans l’impossibilité où l’homme se trouvait d’en respecter la « lettre » par la « stricte observance » de l’intégralité de ses préceptes. Voilà pourquoi le Christ, ayant pleinement compris l’esprit qui anime la Loi, n’hésitera pas, au risque de scandaliser ceux qui s’attachent à la seule « lettre » de la Loi, à violer celle-ci (il transgresse le sabbat, refuse de lapider la femme adultère) pour mieux faire comprendre aux pharisiens que la Loi ne vise, dans sa finalité véritable, qu’à purifier le cœur de l’homme pour lui permettre d’aimer Dieu et son prochain (c’est la « circoncision du cœur », que Paul oppose à la circoncision « charnelle »). En sorte que la justice qui est la leur, celle des « scribes » et des « pharisiens », loin d’atteindre la véritable finalité de la Loi (qui se résume finalement à aimer Dieu et son prochain), ne fait en réalité que renforcer « l’endurcissement » de leur cœur, dans l’impossibilité où ils sont d’en comprendre l’esprit, faute d’avoir eu un coeur ré-ellement circoncis.