Nous entrons ici dans un livre-atelier : on y peint, on y dessine, on y sculpte, on y joue, on y boit, on y danse, on y rêve, on y braconne. On s’y perd et on s’y retrouve. Ces choses-là sont alors peut-être à entendre comme ce trésor dont nous avons besoin pour vivre et pour aimer : des objets et des mots, des mythes et des nourritures, des déceptions et des désirs, des représentations et des promesses. Autant de motifs et de pratiques que le dix-huitième siècle de et selon Marianne Alphant offre à profusion.
L’écriture, ici, envisage le passé comme une possibilité de présent. Ce dix-huitième constitue une expérience temporelle autant qu’esthétique : ces années-là se goûtent, s’écoutent, se touchent, se sentent, se dévoilent et se dissimulent. Elles forment un temps vécu autant qu’un temps perçu qui n’est pas fondé par l’événement, la date ou la chronologie ; encore moins par l’analyse ou l’instauration d’une intrigue. Ces années-là sont dans les « chers » détails, les restes, les éclats et les brisures. Elles s’élaborent à partir de noms propres et de scènes dont l’évocation restitue une vibration et un climat. Les micro-fictions, les légendes, les contes, les saynètes, les fêtes éphémères, les rumeurs, les titres, les extraits et les citations, les titres et les répliques, les vers et les proses de toutes sortes : autant de lieux et d’espaces en lesquels prélever des énoncés et des fragments de sens qui dessinent un temps accidenté, fait de ruptures et de persistances, d’équilibres menacés par un déséquilibre toujours plus perspicace, celui qui conduira au dix-neuvième siècle en passant par la Révolution. Attirée autant qu’aimantée par ce siècle de la mesure et de l’excès, Marianne Alphant découpe dans le temps, énumère, liste le dix-huitième à partir de diverses sources. Elle prélève dans les livres, les musées, les bâtiments, les images, les sons, les mélodies, des souvenirs et des repères à partir desquels créer et recréer son dix-huitième siècle qui est un dix-huitième siècle avec autrui : Diderot, Tiepolo, Goethe, Fragonard, Mademoiselle de Lespinasse, Rousseau bien sûr, mais également des amoureuses — « Henriette, Esther, la Corticelli, Clémentine, Marcoline, Sara, Pauline », mais aussi Pascal et Michel-Ange, Michelet, les Goncourt, qui aident à traverser le siècle, et à « mettre la main sur ce qui manque, oublié, laissé dans le temps — moi d’avant moi, passé de mon passé, […] L’antécédent caché ». Si loin, si proches, la série des noms propres déploie le champ d’une mémoire partagée que l’on ne soupçonnait pas. Laisser filer le temps, l’histoire dans l’Histoire, le tempo ; s’abandonner au jeu des associations et des échos ; recevoir tout ce que la science ne peut accepter ou considérer : le désordre et l’impromptu, la digression et l’inconséquent, la joie et l’excitation. « Tout compte », et toute divagation concourt à Ces Choses-là. Il faut aller plus vite, toujours plus vite, et enchaîner les décors, courir avec le dix-huitième, ce « transport magique », saisir quelque chose de sa vivacité gourmande, multiplier les points de passage entre le contemporain et le révolu.
L’entreprise est transgressive, ainsi que le souligne le dialogue maintenu avec l’Histoire officielle et académique. Cette vieille fille tance, reprend, corrige, conseille, interdit, déconsidère celle qui veut se rendre intelligible à ce qui est advenu en s’abandonnant au plaisir de la liste et du voyage : « Elle secouait la tête. Impensable pour elle de se laisser aller. On trouve pourtant des choses en flânant dans les livres, dans sa mémoire ou les yeux au sol, au ciel, rêvant, s’abandonnant aux courbes d’une guirlande ». Compiler, juxtaposer, couper et découper, rassembler, déployer, monter et démonter, telles sont les ressources de qui veut écouter ce que la littérature et la musique, la peinture et l’architecture, les beaux-arts et la gastronomie lui révèlent. L’intériorité des sensations et des souvenirs se creuse et s’ouvre au collectif. Le collectif interroge, parallèlement, l’enfant, celui qui justement n’est jamais réductible au détail. Cet enfant que Marianne Alphant a été, mais aussi celui qu’elle rencontre dans toutes les histoires oubliées. Cet enfant qui connut le bonheur et la Terreur, la grâce et la guillotine, cet orphelin qui représente la condition humaine, l’enfant perdu auquel le parent offre un « billet » plus ou moins flottant que certaines archives ont miraculeusement préservé : un texte pour l’accompagner dans son début de vie. Naître-pour-la-mort, n’être que pour la mort — mais en attendant, vivre toutes les forces de son désir, à l’image de ce Sade emprisonné qui réaffirme sa volonté de se saisir du monde pour résister et en faire tout un monde, un monde intégral : « Laissez-moi cette infinité des choses et des détails, très délicieux selon moi, et qui savent si bien adoucir mes malheurs quand je laisse errer mon imagination, n’espérez pas me changer, écrit-il à sa femme, toutes ces choses-là et leur ressouvenir sont toujours ce que j’appelle à mon secours quand je veux m’étourdir sur ma situation ».
[Anne Malaprade]
Marianne Alphant, Ces choses-là, P.O.L, 2013, 302 p., 17 euros.