La fondation ou la proclamation explicite du surréalisme (pas sa naissance) peut être datée de 1924, année où André Breton et ses amis prennent un ensemble d’initiatives par lesquelles ils s’assument en tant que collectif nommément surréaliste. Quand et comment le public lettré du Brésil, et plus généralement, celui de l’Amérique latine eut-il connaissance de ce mouvement ?
Pour surprenant que cela puisse paraître, les informations sur le surréalisme arrivent en Amérique latine avec une extrême rapidité, et les débats ne tardent pas à s’installer. Par exemple, en Argentine, c’est en 1925 (probablement vers la fin du premier semestre) qu’un groupe d’étudiants de l’université de Buenos Aires commence des discussions sur le nouveau mouvement, ce qui les mène à former, en 1926, le premier groupe surréaliste en Amérique latine, puis à lancer la revue Qué (deux numéros : 1928 et 1930). Au Pérou, c’est également en 1925 que des articles sur le surréalisme paraissent dans la presse de Lima. Il n’en va pas différemment au Brésil, comme nous le verrons.
3 Ce qui soulève une question : comment expliquer que l’Amérique latine ait pris connaissance aussi rapidement de l’existence des thèses et des productions surréalistes ? Avant de se pencher sur le surréalisme, il faut d’abord étudier une question générale : savoir comment et pourquoi les thèses et les productions des nouvelles écoles littéraires et artistiques surgies en Europe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (cubisme, futurisme et autres) traversaient l’Atlantique, comment et pourquoi elles mettaient assez peu de temps à apparaître en Amérique latine. En d’autres termes, il faut commencer par connaître certains aspects de la situation et de la nature des arts à cette époque-là.
La dimension internationale de l’art
4 Avant toute autre chose, il faut comprendre que, dans la société occidentale de l’époque, il existe déjà une discussion internationale sur l’art ainsi qu’un public international (encore restreint, mais en expansion) qui s’intéresse à l’art moderne et qui, en outre, se montre souvent amateur d’art non-occidental, se passionnant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour les arts de l’Orient et, au début du XXe siècle, pour les arts de l’Afrique (l’art nègre).
5 Or, s’il existe un public et des débats aux dimensions internationales (pas encore mondiaux ou globalisés, mais déjà internationaux), c’est parce que depuis longtemps l’art ne possède plus un caractère purement local. Pour le comprendre, il suffit de penser à l’architecture et à l’art dits gothiques. Toutefois, à cette époque-là, le caractère international est limité au continent européen. Limitation que l’art de la Renaissance, dans une certaine mesure, et surtout l’art baroque ne connaissent plus, de sorte que l’on peut rencontrer des œuvres aux caractéristiques baroques dans un ample espace géographique qui va de la Russie à l’Amérique du Sud ! Mais il n’est pas nécessaire de remonter aussi loin dans le temps. Il suffit de penser par exemple au romantisme : né en Allemagne, ce mouvement n’est pas de nature ou de caractère spécifiquement allemand et il se propage dans toute l’Europe et bien au-delà. Quant à l’impressionnisme, qui surgit à Paris, il n’en est pas pour autant un style français, mais international. Mutatis mutandis, il en va de même pour le réalisme (dont il est difficile de définir le lieu de naissance) et le symbolisme. Deux cas sont extrêmement révélateurs : celui du cubisme, né à Paris, dont les deux principaux géniteurs sont un Espagnol (Picasso) et un Français (Braque) ; quant au dadaïsme, il naît à Zurich mais est aussi peu suisse ou zurichois que le cubisme est français ou parisien, il n’est pas non plus allemand, alsacien ou roumain, bien que ses parents (Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Emmy Hennings, Hans Arp, les frères Janco, Tristan Tzara) le soient. Dès ses débuts, le dadaïsme se présente comme un projet et un mouvement non-national, international – comme d’ailleurs toutes les principales avant-gardes littéraires et artistiques du XIXe et du XXe siècle. C’est bien sûr le cas du surréalisme : il se reconnaît une longue liste internationale de précurseurs (ou ancêtres) et naît à partir d’un groupe de jeunes poètes de langue française qui réunit aussi des artistes de diverses nationalités (Max Ernst est allemand, Hans Arp franco-allemand, Man Ray états-unien, Picasso espagnol, etc.), auxquels viennent se joindre d’autres poètes, artistes et intellectuels en provenance de nombreux pays : Belgique, Espagne, Allemagne, Autriche, îles Canaries, Grande Bretagne, Tchécoslovaquie, Roumanie, Pérou, Chili, Cuba, Québec, etc.). Si bien qu’il est plutôt ardu – et même dénué de pertinence – de s’évertuer à attribuer une nationalité au surréalisme.
6 Il reste que plusieurs courants artistiques de l’art moderne ont vu le jour en France. Cette donnée soulève une question : pourquoi est-ce en France que sont nés tant de mouvements qui ont joué un rôle fondamental dans l’histoire de la littérature et de l’art occidentaux ?
Paris, capitale des avant-gardes
7 La réponse à cette question concerne bien sûr la place de Paris dans la vie culturelle de l’époque : pour maintes raisons qu’il est inutile d’analyser ici, Paris occupait alors une place spéciale, exceptionnelle, dans la vie intellectuelle de la planète, dans les débats culturels et scientifiques, et encore plus dans la littérature, dans les arts et même dans l’architecture, de sorte qu’elle peut être tenue pour la capitale du XIXe siècle (pour reprendre une expression de Walter Benjamin) ou, plus précisément, pour la capitale du XIXe et du début du XXe siècle . Elle était sans aucun doute l’une des grandes références dans le domaine du maintien et de la défense de la tradition ou du retour à celle-ci (le néoclassicisme, par exemple), mais, incontestablement, elle l’était aussi – probablement la plus importante, la première – pour les secteurs avancés, pour ceux qui étaient en quête de l’avant-garde artistique et culturelle. Cependant, attention, il ne faut pas confondre : il s’agit de Paris – non de la France, ni même des Parisiens ! C’est-à-dire Paris comme espace de référence, de contacts, d’échanges, de regroupement, d’union et de débat des diverses avant-gardes.
8 En résumé, il existait un débat international sur les chemins de l’art moderne dont le déroulement était concentré, centralisé dans certaines villes : Londres, Vienne, Berlin, Amsterdam, Bruxelles, Milan et, surtout, Paris. Mais, quoique les principaux centres de discussion soient localisés en Europe, les échanges avec l’Amérique latine n’étaient pas pour autant à sens unique (de l’Europe vers l’Amérique), même s’ils étaient de caractère inégal en fonction des rapports centre/périphérie dans le capitalisme : il y avait tout de même dialogue, un dialogue international. Pour plusieurs raisons : parce que dans les villes européennes, il s’agissait de discussions entre poètes, artistes, intellectuels originaires de pays divers (pensons, seulement à titre d’exemples rapides, aux dialogues Picasso/Braque, Huidobro/Reverdy), et parce que les débats se propageaient, rayonnaient non seulement en Europe, mais également hors de celle-ci, parmi un pu blic attentif qui accompagnait la discussion et cherchait à y participer sous une manière ou sous une autre.
9 De quelle façon les débats se déroulaient-ils et se disséminaient-ils internationalement ? Comment le public qui se trouvait hors d’Europe accompagnait-il les discussions, comment y participait-il ? En voyageant (solution très ancienne), grâce aux livres (procédé également ancien), en recourant à la presse et aux revues (moyens plus récents, mais néanmoins séculaires). Avec deux différences essentielles par rapport au début du XIXe siècle. D’une part, les progrès techniques – de la navigation transatlantique, par exemple – et les énormes développements du commerce entraînaient, à la fois, une augmentation de la fréquence, de la vitesse et de la fiabilité des voyages, et une diminution de leur coût ; on voyageait donc plus souvent et plus vite. Ce sont peut-être les voyages de Tarsila do Amaral et d’Oswald de Andrade en Europe qui offrent à ce sujet un exemple emblématique (on ne doit pas oublier, dans le sens inverse, les voyages de Blaise Cendrars et de Le Corbusier vers le Nouveau Monde). En outre, d’autres progrès techniques (de la télégraphie, par exemple) favorisaient l’augmentation de la vitesse de déplacement des informations (y compris du courrier postal) ; donc, les nouvelles, la presse, les revues, les livres circulaient chaque fois plus, en plus grande quantité et plus vite. Mário Pedrosa, par exemple, recevait régulièrement des livres et des revues françaises ; en ce qui concerne Mário de Andrade, ses lectures d’ouvrages et de revues en langue française tenaient une place d’autant plus importante qu’il n’allait pas en Europe. On sait également l’immense rôle informatif joué, au Brésil, par des revues comme le Mercure de France ou (pour ceux qui cherchaient des chemins plus orientés vers la modernité) la Nouvelle Revue française.
10 Ayant appréhendé les processus généraux par lesquels les gens des Amériques s’informaient des écoles littéraires et artistiques nées en Europe, nous pouvons maintenant aborder le surréalisme. Fondé explicitement en octobre 1924, il est déjà l’objet de discussions en Amérique latine dès le premier semestre de 1925. Pour comprendre une telle rapidité, il faut, outre les conditions et mécanismes généraux vus ci-dessus, savoir que ce mouvement n’est pas né en 1924 (année où la revue Littérature cède la place à La Révolution surréaliste, année de l’ouverture de la Centrale de recherches surréalistes ainsi que de la publication du Manifeste de Breton et de celui d’Aragon, Une vague de rêves ), mais en 1919, à l’occasion de la découverte par Breton et Soupault des pouvoirs de l’écriture automatique – donc plus de cinq ans auparavant. Il est certes vrai que, pendant les années 1919-1924, le groupe Littérature est en quête d’une identité précise, d’un programme défini et d’une dénomination arrêtée (l’appellation surréaliste n’est assumée qu’en 1924) ; il est vrai aussi qu’une partie de cette période (deux ans environ) a été partagée avec le dadaïsme. Même ainsi, il y a eu cinq ans et demi d’expérimentation, de production, d’évolution, d’existence, pendant lesquelles le nom et les activités de Breton et de ses compagnons ont été portés à la connaissance (même si c’était par intermittence) du public (ou de secteurs du public) amateur d’art et de poésie d’avant-garde.
11 Ce qui permet de comprendre comment les informations sur la revue Littérature, sur Aragon, Breton, Soupault et leurs camarades ont pu commencer à arriver en Amérique latine avant 1924, au minimum vers 1922 ou 1923.
12 Après ces éléments initiaux de réflexion sur les transferts culturels entre l’Europe et les Amériques, nous pouvons nous intéresser à l’arrivée du surréalisme au Brésil.Lire la suite sur Cairn.info