[notes sur la création] Philippe Jaccottet

Par Florence Trocmé

À propos de poésie : l’essentiel, et le très mystérieux, est qu’il y a une façon de dire “la montagne”, par exemple, qui laisse apparaître (derrière elle, en elle ?) quelque chose comme de l’Être, et une autre qui ne le fait pas. Plus précisément : l’Être serait perceptible là où il y a le moins de “poésie” au sens formel, je veux dire de figures de rhétorique, de métaphores, d’ornements. Il m’a semblé quelquefois, ces dernières années, et j’en ai été frappé, que certains énoncés de faits parmi les plus simples étaient la cime de la poésie. Ainsi ces deux vers de Bonnefoy : « Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte, / Que faire d’une lampe, il pleut, le jour se lève ». 
[...] Il y a là deux éléments importants : ce ton parfaitement égal et pur, d’une part ; de l’autre ces thèmes quotidiens, intérieurs, et non plus l’épopée. Une solennité pourtant comme hésitante et menacée. Pourquoi solennité ? Parce qu’il y a un respect nécessaire, une révérence devant la grandeur humaine – qui indéniablement existe – et de la gravité devant la souffrance. Pourquoi hésitante ? À cause de notre faiblesse, de nos doutes, de nos craintes. La contradiction mystérieuse est celle-ci : l’extrême force à mes yeux du monde réel, sa présence obsédante, nourricière, émerveillante ; chaleur ou tiédeur du soleil, la mer tour à tour calme ou agressive, la vie foisonnante, le mouvement des jours, les arbres, le ciel  cette prodigalité folle, cette complexité à perte de vue, cette beauté aussi dès qu’on prend un peu de recul, cet ordre en dépit de tout. Et, d’autre part : que toutes ces forces, que tout ce foisonnement, que cette réalité si présente, si puissante, si indubitable, ne soit plus que fumée à une autre échelle [...] Voilà l’extraordinaire : tant de présence, tant d’intériorité dans tant d’abîme.  
[5 mai 1957] 
Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d’ombre, Le Bruit du temps, 2013, p. 14.