À propos de poésie : l’essentiel,
et le très mystérieux, est qu’il y a une façon de dire “la montagne”, par
exemple, qui laisse apparaître (derrière elle, en elle ?) quelque chose
comme de l’Être, et une autre qui ne le fait pas. Plus précisément : l’Être
serait perceptible là où il y a le moins de “poésie” au sens formel, je veux
dire de figures de rhétorique, de métaphores, d’ornements. Il m’a semblé
quelquefois, ces dernières années, et j’en ai été frappé, que certains énoncés
de faits parmi les plus simples étaient la cime de la poésie. Ainsi ces deux
vers de Bonnefoy : « Tu as pris
une lampe et tu ouvres la porte, / Que faire d’une lampe, il pleut, le jour se
lève ».
[...] Il y a là deux éléments importants : ce ton parfaitement égal et
pur, d’une part ; de l’autre ces thèmes quotidiens, intérieurs, et non
plus l’épopée. Une solennité pourtant comme hésitante et menacée. Pourquoi
solennité ? Parce qu’il y a un respect nécessaire, une révérence devant la
grandeur humaine – qui indéniablement existe – et de la gravité devant la
souffrance. Pourquoi hésitante ? À cause de notre faiblesse, de nos
doutes, de nos craintes. La contradiction mystérieuse est celle-ci : l’extrême
force à mes yeux du monde réel, sa présence obsédante, nourricière,
émerveillante ; chaleur ou tiédeur du soleil, la mer tour à tour calme ou
agressive, la vie foisonnante, le mouvement des jours, les arbres, le ciel cette prodigalité folle, cette complexité à
perte de vue, cette beauté aussi dès qu’on prend un peu de recul, cet ordre en
dépit de tout. Et, d’autre part : que toutes ces forces, que tout ce
foisonnement, que cette réalité si présente, si puissante, si indubitable, ne
soit plus que fumée à une autre échelle [...] Voilà l’extraordinaire :
tant de présence, tant d’intériorité dans tant d’abîme.
[5 mai 1957]
Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou
d’ombre, Le Bruit du temps, 2013, p. 14.