Alors que le Président de la République vient d’annoncer un « choc de simplification » pour les entreprises, il est beaucoup question de lutter contre les recours abusifs tendant à l’annulation de permis de construire. L’occasion de revenir sur l’arrêt rendu le 5 juin 2012 par lequel la Cour de cassation a précisément défini les conditions dans lesquelles le droit d’agir en justice est susceptible de dégénérer en abus.
Si, aux termes de cet arrêt, la Cour de cassation a confirmé la responsabilité pour faute d’une société dont le recours en annulation d’un permis de construire avait été déclaré irrecevable par les juridictions administratives, son étude démontre cependant qu’il demeure très délicat d’engager la responsabilité pour faute de celui qui exerce un recours contre un permis de construire pour motif autre que celui lié au respect du principe de légalité.
Vous pouvez consulter ici l’arrêt rendu le 5 juin 2012 par la Cour de cassation.
Aux termes de cet arrêt, la Cour de cassation confirmé la régularité d’un arrêt rendu le 16 mars 2011 aux termes duquel la Cour d’appel d’Aix en Provence avait retenu la faute d’une société ayant exercé un recours tendant à l’annulation d’un permis de construire délivré à une autre société et jugé que cette faute est bien à l’origine du préjudice subi par le bénéficiaire du permis.
L’arrêt rendu le 5 juin 2012 par la Haute juridiction précise :
« Attendu, d'autre part, qu'ayant retenu que le recours pour excès de pouvoir et son maintien pendant plus de quatre années, malgré le caractère exécutoire du permis de construire délivré, avait perturbé le projet immobilier de la SCI et l'avait empêchée de le mettre en oeuvre, le permis de construire devant être définitif et purgé de tout recours en cas de vente en l'état futur d'achèvement, modalités que la SCI avaient choisies pour réaliser son programme immobilier de logements, la cour d'appel, qui a motivé sa décision, a caractérisé l'existence d'un lien de causalité entre l'exercice du recours et le préjudice subi par la SCI M., qu'elle a évalué en appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments de preuve versés aux débats"
Ainsi, la Cour de cassation juge que ce recours a constitué un abus et, partant, une faute, pour les motifs suivants :
- Le recours pour excès de pouvoir a été maintenu pendant quatre années
- Le recours, même non suspensif, a perturbé le programme immobilier du bénéficiaire du permis de construire
- La faute du requérant présente un lien de causalité avec le préjudice du bénéficiaire du permis de construire.
Cet arrêt de la Cour de cassation constitue pour l’essentiel une confirmation de l’arrêt rendu le 16 mars 2011 par la Cour d’Aix en Provence. Il est nécessaire de se reporter à ce dernier pour identifier la liste exacte des indices qui permettent au Juge de caractériser un abus du droit d’agir en justice.
Il convient tout d’abord de rappeler les faits à l’origine de ce litige.
I. Les faits
La SCI M. avait obtenu un permis de construire pour un programme immobilier situé sur le teritoire d’une commune du sud de la France. La société F. a alors déposé, devant le Tribunal administratif de Nice un recours tendant à l’annulation de ce permis. Par jugement du 14 février 2008, le Tribunal administratif de Nice a rejeté ce recours pour défaut d'intérêt à agir du requérant. La requête était donc irrecevable.
Ce jugement a été confirmé par un arrêt de la Cour Administrative d'Appel de Marseille en date du 16 avril 2009.
Le bénéficiaire du permis de construire a alors saisi le tribunal de commerce de Cannes d'une demande indemnitaire pour abus du droit d'ester en justice de la part de la Société F. dont le recours en annulation avait été ainsi rejeté.
Par jugement du 4 février 2010, le Tribunal de Commerce de Cannes a condamné la Société F. à payer à la SCI M., bénéficiaire du permis de construire, la somme de 385.873,15 € à titre de dommages et intérêts, outre une somme de 7.500 € au titre de l'article 700 du code de procédure.
La société F. a alors interjeté appel de ce jugement devant la Cour d’appel d’Aix en Provence. Par arrêt en date du 16 mars 2011, cette dernière a confirmé la solution retenue par les juges de première instance.
II. A quelles conditions le droit d’agir en justice dégénère-t-il en abus ?
L’arrêt rendu ce 16 mars 2011 par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence rappelle tout d’abord le principe classique :
« Attendu que celui qui exerce une action en justice est susceptible d'engager sa responsabilité quasi délictuelle dès lors que cet exercice a dégénéré en abus en ce qu'il a révélé de la part de son auteur une intention manifeste de nuire, une légèreté blâmable ou la mauvaise foi ou en qu'il a procédé d'une erreur grossière équivalente au dol ».
C’est donc au cas par cas que le Juge civil appréciera, eu égard à l’intention de l’auteur d’un recours tendant à l’annulation d’un permis de construire, si celui-ci a pu constituer un abus du droit d’agir en justice, constituer d’une faute quasi délictuelle. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence va alors faire application de ce principe au litige qui lui est soumis.
En premier lieu, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence va caractériser l’intention de nuire de l’autoeur du recours contre le permis de construire délivré à la SCI M. :
« qu'en l'espèce, le recours pour excès de pouvoir formé par la SA F. contre le permis de construire délivré par la mairie de M. au bénéfice de la SCI M. a été inspiré non par des considérations visant à l'observation des règles d'urbanisme, mais par la volonté de nuire aux droits du bénéficiaire ; que la SA F. qui envisageait de réaliser sur son terrain à proximité de celui de la SCI M., un programme immobilier de nature équivalente à celui faisant l'objet du permis de construire expose dans ses conclusions d'appel devant la juridiction civile que le projet de la S CI. M. « faisait peser des risques d'urbanisme indéniables sur la propriété de la SA. F. », compte tenu du fait que, « dans le contexte urbain concerné », la réalisation du programme immobilier de la SCI M. impliquant un « apport supplémentaire de véhicules et de résidents », menacerait de « provoquer l'insuffisance des réseaux et de la voirie » aux dimensionnements et aux capacités limités ; que la S. F. se place là dans une optique purement commerciale en voulant protéger ses propres intérêts quant à la poursuite de son projet immobilier menacés par la réalisation du programme de la SCI M., bénéficiant d'un permis de construire, qui risquerait d'absorber, selon elle, la capacité des réseaux existants ; que la SA. F. a obtenu, le 7 octobre 2004, pour les terrains sur lesquels elle envisageait de réaliser des constructions, un certificat d'urbanisme « réservé » eu égard à le procédure de révision des documents d'urbanisme, qui était alors en cours depuis le 21 janvier 2002 ; que la SA F. contestait en réalité le choix fait par la Mairie de M. d'autoriser l'opération immobilière dite « d'envergure » de la SCI M. au détriment de son projet de nature équivalente et plus important en nombre de logements ; que le mobile profond et déterminant de la SA F. est clairement exprimé dans le recours gracieux adressé au Maire de la Commune, ce recours mentionnant uniquement, à l'exclusion de toute imputation de la violation de règles d'urbanisme : « nous ne pouvons accepter que deux pétitionnaires propriétaires de terrains situés dans le même secteur du POS relevant des mêmes règles d'urbanisme, puissent voir leurs demandes instruites et traitées différemment » ; que la SA F. recherchait dans l'annulation du permis de construire un avantage purement « concurrentiel » ; que l'annulation lui aurait permis de préserver ses droits de constructeur pétitionnaire auquel l'insuffisance de dimensionnement des réseaux et voiries ne pourrait plus être opposée, en cas de succès de son recours ».
Aux termes de cet arrêt, l’intention de nuire au moyen d’un recours est caractérisée lorsque l’auteur dudit recours ne recherche pas le respect des règles d’urbanisme mais la seule protection d’un intérêt commercial et concurrentiel. Le recours contre un permis de construire ne doit pas devenir un instrument de guerre commerciale.
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence va par ailleurs souligner que, non seulement l’auteur du recours a été déclaré irrecevable mais que, de plus, il pouvait anticiper cette irrecevabilité :
« Attendu que les juridictions administratives n'ont pas reconnu à la SA F. la qualité pour agir et ont déclaré son recours irrecevable dès lors qu'elle ne pouvait pas se prévaloir de la qualité de « voisin » de la parcelle de la SCI. M. au sens du droit de l'urbanisme ; qu'il ne pouvait échapper à la SA F., professionnel de l'immobilier, le caractère irrecevable de son recours, peu important que les premiers juges administratifs l'ont décidé après un transport sur les lieux en l'état d'une contestation factuelle qu'une vue des lieux résout plus sûrement ; que la SA. F., professionnel de l'immobilier, a engagé son recours pour excès de pouvoir avec la nécessaire connaissance du fort risque que l'irrecevabilité soit retenue en l'état de la jurisprudence et de la situation de fait décrite précisément dans la motivation du jugement rendu par le tribunal administratif de Nice : les terrains respectifs sont éloignés de 600 mètres en ligne droite, la plupart des parcelles séparant les deux terrains est bâtie, la construction en projet de la SCI M. est de même nature que de nombreuses résidences déjà construites (5 étant citées), le projet de la SCI M. ne sera pas visible depuis le terrain de la SA F. , tous éléments dont la S. A. F. pouvait se convaincre aisément ; »
Il est intéressant de souligner que l’auteur du recours n’était pas « voisin » du projet attaqué. Dans le cas inverse, il aurait sans doute été bien plus délicat, non seulement d’obtenir le rejet pour irrecevabilité du recours, mais aussi une condamnation pour abus du droit d’agir en justice.
Autre point : la Cour d’appel d’Aix-en-Provence relève que le Juge civil peut prononcer une condamnation pour abus du droit d’agir en justice même si le Juge administratif n’a pas infligé d’amende pour recours abusif :
« Attendu qu'aucune autorité de la chose jugée n'est attachée aux décisions des juridictions administratives en ce qu'elles n'ont pas infligé d'amende à la SA F. pour recours abusif en application de l'article R 741-12 du code de la justice administrative ; que cette « sanction » dépend du pouvoir propre des juges et ne peut être sollicitée par les parties ; que le non exercice par les juridictions administratives de cette faculté ne prive pas la SCI M. du droit d'agir en réparation devant les tribunaux de l'ordre judiciaire ; »
Enfin, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a jugé que le fait que le recours pour excès de pouvoir ne soit pas suspensif de l’exécution d’un permis de construire ne s’oppose pas à ce que soit recherchée la responsabilité de l’auteur du recours :
« Attendu que l'exercice d'un recours pour excès de pouvoir et son maintien pendant plus de quatre années, malgré le caractère exécutoire du permis de construire délivré, a perturbé le projet immobilier de la SCI M. et a l'empêchée de le mettre en œuvre ; que notamment, le permis de construire doit être définitif, purgé de tout recours, en cas de ventes en l'état de f0utur achèvement, modalités que la SCI M. avaient choisies pour réaliser son programme immobilier de logements ; que l'existence d'un recours contre le permis de construire entrave la commercialisation des logements, les potentiels acquéreurs étant dissuadés ou réticents du fait de la procédure en cours ; que cette conséquence ne pouvait être ignorée de la SA. F, professionnel de l'immobilier ; que l'exercice et le maintien par la SA. F. du recours pour excès de pouvoir à l'encontre du permis de construire obtenu par son concurrent relève manifestement d'un abus du droit d'ester en justice ; »
En définitive, si, dans ce cas d’espèce, l’auteur du recours a été condamné pour abus du droit d’agir en justice, force est de constater que les conditions sont nombreuses pour que soit caractérisée une telle faute. Certes, le fait qu’un permis de construire demeure exécutoire alors qu’un recours a été introduit à son encontre ne prive pas son bénéficiaire du droit de réclamer réparation du préjudice subi par la remise en cause ou le retard pris par son programme immobilier. Reste que le présent arrêt a été rendu à l’endroit d’un recours déclaré irrecevable et à propos d’une société dont l’intention de nuire a pu être démontrée. Ce qui peut s’avérer très délicat, cette preuve étant difficile à rapporter s’agissant par exemple du recours déposé par un riverain.
L’équilibre entre le droit d’accès au juge et la lutte contre les recours abusifs demeure donc à trouver.
Arnaud Gossement
Avocat associé - Selarl Gossement avocats
http://www.gossement-avocats.com