«…Car vous avez été étranger en Terre d’Egypte »
Il est cinq heures du matin. Il s’est levé pour aller travailler. Je me suis réveillée, comme d’habitude. « Mi cosa preciosa… » J’ai grogné, il a souri, attrapé un tee-shirt à lui pour que je me rendorme avec son odeur. « Sleep… ».
Il est huit heures, je suis dans le bus. C’est l’un de ces trajets quotidiens vers Jérusalem où je travaille. A côté de moi, un homme de quarante ans environ. Il est noir, très mince. Il ne cesse de tripoter une petite carte, rose ou rouge je crois. On dirait une carte de séjour ou d’identité. Il la range dans un petit calepin, soupire, ferme les yeux, ré-ouvre son calepin, ressort la carte, la contemple, soupire de nouveau, ferme le calepin.
Il a l’air anxieux. J’ai regardé son carnet. Il y a l’adresse d’un ministère. Ce doit être l’un de ces innombrables réfugiés qui errent dans le sud de Tel-Aviv et ailleurs. Un érythréen ou un soudanais sans doute. Peut-être un ivoirien. Ces derniers avaient bénéficié de la Convention de la Genève pour les réfugiés en 2002, lorsque les forces rebelles avaient envahi le nord du pays. Des villages ont été pillés, des centaines de milliers de personnes déplacées et en 2012, l’UNHCR peine à toutes les rapatrier. Pis, la situation s’étant peu ou prou stabilisée en Côte d’Ivoire, la Convention de Genève n’est presque plus appliquée pour les anciens bénéficiaires. Dès lors, peu importe ce qu’ils sont devenus en Israël ou ailleurs, qui ils ont rencontré ou s’ils ont un travail, c’est la loi. Leur protection internationale est terminée. Ils doivent rentrer.
C’est un débat infini en Israël. Pour beaucoup, nous devons déjà affronter milles challenges et il est dès lors impossible d’accueillir en masse tous ces réfugiés qui viennent frapper à la porte du Sinaï. Risques d’infiltration, péril pour la judéité de l’Etat si fragile, problèmes d’intégration, peur de l’insécurité…
Certes. Certes, on ne peut héberger toute la misère du monde. Mais les traiter avec respect, améliorer les droits de la défense lors de la procédure de demande d’asile, les autoriser légalement à travailler une fois leur statut de réfugié officialisé, ou tout simplement ne pas manifester contre eux, cela, oui, il me semble que c’est dans nos cordes.
Je ne crois pas qu’il y ait de bonne solution pour pallier à la souffrance africaine en plein cœur d’Israël, tout comme il n’en existe nulle part ailleurs. Tout au plus n’y-a-t-il que des solutions plus justes que d’autres.
Mon voisin s’agite. J’ai mal pour lui. C’est cette Afrique qui coule dans mes veines. J’y suis née, j’ai grandi avec cette culture. Ma mère s’est toujours référée à l’Afrique, pour tout et n’importe quoi. Elle parle de la tradition orale, des femmes, des villages de Casamance. A la maison, milles masques et autres objets africains flottent. On danse sur de la musique africaine pendant les fêtes juives. J’ai grandi avec la nostalgie africaine de mes parents, je l’ai faite mienne. Et quand je vois un africain, c’est toujours pareil, il faut que je lui parle.
Mon voisin regarde toujours sa petite carte. On est arrivé. Il descend. Vers où, vers quoi ?
J’arrive au travail. Un jour comme un autre. Le droit pénal international m’étant passé sous le nez, je m’affaire au marketing de la nouvelle société. Au programme aujourd’hui, l’éternel problème : comment parler d’Israël sur le site internet ? Comment ne pas se faire boycotter en France par ces innombrables lobbies plus stériles les uns que les autres?
On propose milles magouilles et puis une me vient en tête. Et si l’on créait une branche palestinienne afin de présenter la société comme un média original pour la réconciliation ? C’est banco, on aura un projet de business social génial et on gagnera de la publicité en plus. Je cache mon intérêt réel pour cette idée, je la fais passer pour une simple ruse.
Mon boss me regarde bizarrement, avec un de ses innombrables regards silencieux et très étranges. « Laura, je vois ce que vous voulez dire, mais… ». Il réfléchit, ça dure trois minutes.
« Vous comprenez, la paix ne viendra pas de cela. Je ne crois pas dans la réconciliation par les hommes. Notre seul rôle est de rester proche de D-ieu. Vous comprenez, nous n’avons pas les mêmes valeurs. Rien ne sert de discuter, nous devons chacun nous comporter en adéquation avec notre foi respective. Si tous les juifs respectent enfin leur identité, nous aurons la paix».
Il a sa kippa bien accrochée sur la tête, ne touche pas les femmes et effectivement, traite les gens avec un respect sincère.
A cet instant, je ne peux m’empêcher de penser à mon shwarma non cacher d’il y a dix minutes, me demande si réellement je dois désormais le considérer comme un acte de guerre, et songe à l’amélioration tangible de la paix dans le monde depuis que j’ai arrêté de manger du porc, il y a plus de quinze ans. Clairement sans réponses, il ne me reste plus qu’à continuer de plancher sur l’image d’Israël en France et sur les innombrables groupes pseudo-politico-gaucho-humanito and co, tous plus stupides et hypocrites les uns que les autres. Vaste programme.
Je rentre. Bus, puis shirout de nouveau. Le chauffeur du shirout est petit et ne cesse de crier dans sa radio. Un passant le hèle, il s’arrête, le regarde puis refuse de le prendre. Je regarde par la fenêtre, le type n’avait pas de chaussures. Je me retourne violemment, je voudrais hurler, l’insulter. Mais rien ne sort. Mon hébreu est encore trop hésitant, je ne tiendrai pas deux minutes face à ce nerveux. D’autres passagers s’émeuvent, l’interpellent violemment. « Mais tu es qui pour te comporter comme ça ? Idiot ! Honte à toi ! ». Il freine brusquement, tout crétin qu’il est. Il est tout rouge, il hurle de plus belle. « Je fais ce que je veux, et je prends qui je veux. C’est MON shirout ». Il a un accent russe à couper au couteau. Ca me fait marrer. Crétin. T’es venu ici sans rien toi non plus, t’avais peut-être même pas de chaussures. Et tu fais quoi maintenant que tu as un joli shirout jaune ? Crétin.
J’ai mal. C’est ma première rupture avec mon pays d’adoption, celui que j’ai choisi pour les idéaux qu’il m’offrait. Putain. Des images reviennent. Cette députée du Likoud, Miri Regev, traitant les sans-papiers de cancer pour Israël. Sommée de s’excuser, elle se serait exécutée…auprès des malades du cancer. Nauséabonde.
D’autres images, tellement plus jolies. Un vieil homme qui affiche sa solidarité avec les sans-papiers africains dans le journal. Il tient une pancarte « We are all refugees ». Derrière, ils sont quatre ou cinq, le visage fermé.
Barnard, le prêtre ivoirien avec qui je partage parfois des allers-retours Tel-Aviv-Jérusalem. Je l’ai entendu un jour parler au téléphone « Ah oui, bon, ne vous inquiétez pas, fermez la lumière. Ne répondez surtout pas au téléphone » Surréel. Je l’ai interrogé sur cette situation. Il a essayé de me rassurer. « Vous savez, en France c’est pire. C’est pour ça qu’ils sont là. Au moins, ils travaillent et ils courent moins le risque d’être renvoyé au pays ».
Barnard me regarde gentiment. « Vous savez, au pays, on vous aime. Vous êtes le peuple de D-ieu et vous vivez là où est né notre seigneur ».
On parle de l’Afrique. Il me dit qu’en Afrique, les gens réfléchissent en spirale. « C’est pour ça qu’on va moins vite». Sa métaphore est jolie, assez vraie. Tout est lent en Afrique, la vie se roule et se déroule de manière indéfinie. Si loin de l’Asie.
Mais de quelle vitesse parle-t-on ?
Huit heures et demie, je rentre à la maison. Il somnole, je le réveille doucement. « Mi cosa preciosa, mi corrazon de melon, mi amor bello, mi princesita… » Je rigole. Il a l’air fatigué. A quelle hauteur est-il monté aujourd’hui, quels sommets a-t-il encore escaladé ou descendu ? J’évite de demander. J’ai appris ça, à ne pas lui poser trop de questions. L’âge peut-être.
Je suis simplement contente de le retrouver, de le respirer enfin.