Vaclav Klaus vient de quitter ses fonctions de Président de la République Tchèque. Dans un discours à Washington, il rappelle que, si l'Union européenne veut renouer avec la croissance et le développement économique, il lui faut amorcer un changement systémique à l'échelle de ce que l'Europe de l'Est a fait il y a vingt ans.
Un article du Cato Institute, traduit par Henri Lepage de l'Institut Turgot.
Vaclav Klaus (Crédits : Petr Novák, Wikipedia, Creative Commons)
Jeudi 7 mars, j'ai terminé mon second mandat comme Président de la République Tchèque. Le nouveau Président est entré en fonction le vendredi. Il fut de tout temps mon principal adversaire et rival politique, appartenant à l'autre côté de l'échiquier politique et idéologique.
Pour moi c'est la fin de plus de 23 ans de carrière politique en Tchécoslovaquie, puis en République Tchèque, une carrière politique qui aura duré de la chute du communisme et de la révolution de velours jusqu'à la semaine dernière. Je démarre donc aujourd'hui, avec vous, une nouvelle vie.
On m'a demandé de vous dire quelques mots à propos de l'Europe. Je le ferai en me plaçant dans une perspective plus large. Il y a un peu plus d'un an, j'ai publié un livre intitulé : « L'intégration européenne sans illusions ». Il a été traduit et publié en anglais, allemand, italien, espagnol, bulgare et danois. L'éditeur anglais a préféré lui donner pour titre : « Europe : la fin des illusions » ; les allemands : « L'Europe a besoin de liberté ».
Ce livre reflète ma profonde frustration devant l'évolution européenne. Il analyse le développement des institutions européennes depuis la seconde guerre mondiale jusqu'au déclenchement de la crise de la zone euro, les très discutables réponses qui y ont été apportées, ainsi que leur coût faramineux. Il dénonce le caractère naïf et illusoire des avantages économiques généralement considérés comme le principal argument en faveur du double processus d'intégration et de centralisation européenne. Il évoque enfin les conséquences antidémocratiques de l'actuel processus d'unification européenne.
Tout nous prouve que l'avenir économique ne sera pas rose pour tous ceux d'entre nous qui vivons en Europe avec nos familles, nos enfants, nos petits-enfants et qui sommes donc directement concernés par son avenir, pas seulement par intérêt universitaire.
La République Tchèque fait partie de l'Europe, est membre de l'Union européenne, et n'est pas membre de la zone euro. A dessein, je fais bien la différence entre ces trois entités institutionnelles. Elles ne se confondent pas. Près de 85 % des exportations tchèques se font avec l'Europe, région qui connaît actuellement une période de stagnation économique prolongée et est victime d'une sévère crise de dette souveraine. Même avec notre Couronne tchèque, qui flotte librement, nous dépendons très étroitement de la situation économique qui prévaut dans le reste de l'Europe. Il ne peut y avoir de saine et durable croissance en République Tchèque – exemple type d'une petite économie ouverte – si ce n'est également le cas chez nos principaux partenaires commerciaux. Ce qui, actuellement, malheureusement est loin d'être le cas.
L'actuelle situation économique européenne ne résulte pas d'un accident. Elle est la conséquence de choix délibérés et progressifs qui ont gravement porté atteinte à l'efficacité de son système économique et social, et ont en même temps entraîné l'Union européenne dans la voie d'arrangements institutionnels de plus en plus centralisés, bureaucratiques et intrusifs. Ce double phénomène représente un obstacle fondamental à toute évolution positive,un obstacle qui ne saurait être levé par de simples corrections à la marge, ni même par une politique économique de court terme plus rationnelle et mieux pensée. Le problème est beaucoup plus profond.
Je le répète, c'est le système économique et social de l'Europe lui-même qui représente l'essentiel du problème. Il est plus qu'évident qu'on ne peut guère attendre de croissance d'une économie sur-régulée, qui plus est contrainte par une multitude de réglementations sociales et environnementales de plus en plus lourdes, et opérant enfin dans une environnement sur-développé d'état providence à prétentions paternalistes. Le fardeau est trop lourd, et les incitations productives y sont trop faibles. Si l'Europe veut renouer avec la croissance et le développement économique, il lui faut entreprendre une transformation fondamentale, amorcer un changement systémique radical à l'échelle de ce que nous avons été contraints d'accepter il y a maintenant plus de vingt ans dans notre partie de l'espace européen.
Ce qui est également en jeu est le modèle d'intégration choisi par l'Union européenne. L'autre grand obstacle est le caractère excessif et anti naturel du quadruple processus de centralisation, d'harmonisation, de standardisation et d'unification du continent européen fondé sur le concept d'une « Union toujours plus étroite ».
Il s'agit de problèmes complexes qui doivent être abordés de multiples façons, mais il est évident que cette démarche a atteint son « paroxysme » avec la funeste ambition de réaliser l'unification monétaire de tout le continent. C'est alors que les coûts marginaux du projet d'intégration européenne ont commencé à l'évidence à en dépasser les avantages. L'échec du projet – car c'est un échec, et pas autre chose – était inévitable, anticipé, et déjà parfaitement bien analysé par beaucoup d'entre nous. On en connaissait déjà à l'avance les conséquences – notamment pour les économies européennes les plus faibles, déjà tant habituées aux effets délétères d'opérations de dévaluation à répétition. Tout économiste digne de ce nom savait que la Grèce et quelques autres pays du même genre étaient d'avance condamnés à l'échec dès lors qu'ils se retrouvaient emprisonnés dans un tel système. L'histoire est pleine d'exemples de ce genre. N'oublions jamais le précédent de l'Argentine (qui, avec son Currency Board, avait au moins l'avantage de bénéficier d'une forme d'union monétaire plus souple et plus facile à défaire).
Les avantages promis comme conséquence de la mise en place d'une monnaie unique ne se sont jamais matérialisés. La double augmentation des échanges commerciaux et financiers qui en était attendue a finalement été relativement faible et a été plus que compensée par l'énormité des coût de cet arrangement.
Par temps favorable (au sens économique du terme), même une zone monétaire non optimale peut arriver à fonctionner, comme l'ont démontré toutes sortes de régimes de changes fixes qui ont réussi à durer un certain temps. Mais quand le temps se gâte – comme ce fut le cas avec la crise économique et financière à la fin de la dernière décennie – se révèlent toute une gamme de divergences, d'incohérences, de faiblesses, d'inefficacités, de contradictions, et de déséquilibres qui font que l'union monétaire cesse de fonctionner correctement. Cela ne devrait pas être une surprise. L'histoire, mais aussi tous les manuels élémentaires d'économie montrent comment tous les régimes de taux de change fixes (comme le système de Bretton Woods) finissent toujours, un jour ou l'autre, par des réajustements monétaires inévitables.
L'espérance – nous devrions mieux dire le désir ou le rêve – de voir une économie européenne à caractère fortement hétérogène se transformer, gràce à l'unification monétaire, en un tout homogène ne s'est pas réalisée. Depuis la création de l'euro, les économies européennes ont divergé, au lieu de converger. L'élimination, au sein du système, de l'une des variables économiques les plus importantes – le taux de change - a rendu aveugles tant les hommes politiques, les économistes, les banquiers, qu'un grand nombre d'autres agents économiques..
Au début de février, en République Tchèque, nous nous sommes souvenus de cet événement que représenta, il y a tout juste vingt ans, la séparation monétaire d'avec la Slovaquie. Nous avions vécu soixante-dix ans ensemble, mais nous avons dù admettre l'évidence que l'intégration institutionnelle ne suffisait pas à elle seule pour effacer les différences économiques qui existaient entre les deux pays. D'autres raisons ont bien évidemment contribué à l'éclatement de l'ancienne fédération tchécoslovaque, mais les facteurs économiques y ont joué un rôle clé. En tant que dernier ministre fédéral des finances, croyez-moi, j'en sais quelque chose.
Certaines gens refusent de regarder la réalité en face. Lors du sommet Union européenne-Asie qui s'est tenu au Laos, en novembre 2012, j'ai été presque fasciné d'entendre le ministre espagnol des affaires étrangères déclarer qu'en ce qui concerne l'euro « on ne nous a pas prévenu à l'avance des conséquences possibles du passage à la monnaie unique » ! En réalité, tout le monde était prévenu. Mais il y en a beaucoup qui ne voulaient tout simplement pas entendre.
Ne nous méprenons pas. S'agissant des problèmes européens actuels, ce serait une erreur que de se concentrer seulement sur les résultats ou les échecs de certains pays pris individuellement – comme par exemple la Grèce, ou n'importe quel autre pays du sud de l'Europe. Ce n'est pas la Grèce qui est la cause du problème. Elle n'est que la victime du système de monnaie unique mis en place au sein de la zone euro. C'est ce système qui est le problème. L'erreur tragique de la Grèce a été d'adhérer au système – d'entrer dans la zone euro. Tout le reste, pour ce qui concerne la Grèce, n'a rien d'exceptionnel. Il s'agit de comportements vieux comme Hérode, et que nous n'avons pas le droit de dénoncer comme l'Europe le fait.
Qu'il s'agisse de son degré d'efficacité – ou plutôt d'inefficacité – économique, où encore de sa propension à vivre en permanence avec un fort endettement public, il s'agit là de choses connues. Laisser la Grèce sortir de l'euro – d'une manière organisée – permettrait au pays de commencer un long retour vers des perspectives économiques plus saines et plus prometteuses. Je n'ai aucunement l'ambition de contraindre la Grèce à changer. Ce que je veux changer, en revanche, ce sont les arrangements institutionnels européens. J'espère que les grecs ont maintenant compris que le même modèle ne convient pas nécessairement à tout le monde. J'aimerais que ce soit aussi le cas de tous les leaders politiques européens. Mais je n'en vois pas encore les prémisses.
Leur mode de pensée est fondé sur un type de raisonnement de nature quasiment communiste : il n'y a pas de lois économiques. Les gens comme moi ont grandi à une époque où ce mode de raisonnement dominait toute la vie de nos pays d'Europe centrale ou orientale. A l'époque, nous étions quelques uns à exprimer notre désaccord avec une telle vision. On nous considérait alors comme des ennemis. Et voilà que de nouveau on nous voit comme des ennemis.
L'Europe doit aujourd'hui prendre une décision fondamentale : devons-nous continuer de nous cramponner à l'idée que le politique passe avant l'économique, et donc qu'il nous faut défendre à tout prix la monnaie unique et autres arrangements institutionnels du même genre, quel qu'en soit le prix ? ou acceptons-nous enfin de comprendre qu'il nous faut revenir à un minimum de rationalité et de bon sens économique ? Jusqu'à présent la réponse de la très grande majorité des hommes politiques européens est : « OUI, on doit continuer ! ». Il est de notre devoir de leur faire comprendre que le résultat d'une telle politique ne peut être que de rendre l'addition pour tous toujours plus élevée. Un jour viendra inévitablement où ces coûts atteindront un seuil insoutenable et deviendront intolérables. Ils doivent dire NON.
Ce dont nous, européens, avons maintenant besoin n'est pas de davantage de sommets à Bruxelles, mais d'une transformation radicale de nos modes de pensée et de nos manières de faire. L'Europe doit procéder à un changement de nature systémique. Y arriver nécessite la mise en route d'un véritable processus de discussion et de décision politique, non pas seulement la ratification d'un document sophistiqué concocté dans le secret de commissions spécialisées. La solution doit s'ancrer dans une suite de débats politiques menés dans l'ensemble des pays membres de l'Union européenne. Elle doit venir des gens eux-mêmes, du démos de chaque pays.
Il est à la mode de parler de crise. Mais toute crise – pour reprendre l'expression de Schumpeter (dont la mémoire appartient partiellement à mon pays au moins autant qu'à l'Autriche ou à l'Amérique, puisqu'il est né en Moravie du sud) est un processus de destruction créatrice. Tout ne peut être conservé et maintenu en l'état. Au cours de ce processus, il y a des choses qui doivent être détruites ou abandonnées, en particulier les idées fausses. Il nous faut abandonner nos rêves utopiques, nos activités économiques dépassées, et faire en sorte que les gouvernements européens arrêtent d'en faire la promotion. Ce qui implique notamment qu'il nous faut même accepter que certaines états fassent faillite.
Nos adversaires répliquent en disant que le coût d'une telle politique serait beaucoup trop élevé. J'ai le point de vue contraire. C'est notre politique actuelle d'improvisation confuse continuelle qui risque de nous coûter beaucoup plus cher. Les coûts que craignent les européens sont déjà là. Il s'agit de ce que, dans notre jargon d'économistes, nous appelons des « couts irrécupérables » (sunk costs).
Ceci est la traduction de l'intervention de Vaclav Klaus devant les invités du Cato Institute, à Washington, le 11 mars 2013. Le texte en anglais est disponible sur le site klaus.cz. Traduit par Henri Lepage.