Eh bien j'en aurai mis du temps à le lire, celui-là. Alité, certes, et incapable, pour ainsi dire, de parcourir une seule ligne de quoi que ce soit pendant près de quinze jours. Mais la vérité est que j'avais aussi perdu l'habitude de ces livres-parpaings, qui peuvent nous tenir des semaines durant. Avec le temps, et sans d'ailleurs que je me l'explique, je lis (et écris) moins long. Car cela ne fut pas toujours le cas : bien des livres qui m'ont marqué, autour de mes vingt ans, avaient quelque chose du pavé. Je songe, parmi d'autres, à ces chef-d'oeuvres que sont, chacun dans son genre, Diadorim, de Joao Guimaraes Rosa, Les versets sataniques de Salman Rushdie, Les Fils de la Médina, de Naguib Mahfouz, ou, plus tard, dans un registre qui n'a rien à voir, mais parce que je l'avais lu un peu comme on lit un roman, l'incomparable Passé d'une illusion de François Furet.
Je m'aperçois, ou plutôt réalise, que ce que je cherche souvent, et plus ou moins consciemment, dans un roman, n'est pas tant l'histoire, quand bien même je n'ai pas le moindre dédain, au contraire, pour une bonne trame, un bon prétexte, un chouette suspense ; pas même ce style auquel je me dis si attaché, et à défaut duquel en effet un livre risque fort de ne pas m'intéresser ; mais bien ce qu'un auteur dit ou laisse passer de lui, ce qu'il y a mis, cette figure de lui-même que dessinent les personnages, les situations, les réflexes qu'il met en scène. A cette aune, j'ai toujours aimé Antonio Muñoz Molina, cette atmosphère de droiture douce et d'individualisme désenchanté qui se profile toujours derrière son écriture, et que j'avais aimée déjà dans un de ses précédents grands livres, Séfarade. Au fil du temps, donc, et comme à mon insu, je finis par pencher du côté de Sainte-Beuve, quoique je ne fasse pas complètement mienne l'idée que l'on puisse expliquer l'entièreté d'une oeuvre par la vie de son auteur, mais que je me refuse, assez instinctivement, à scinder les deux. Dans le cas présent, celui de Muñoz Molina et de cette grande nuit des temps, à la fois dans le paysage historique des prémices de la guerre d'Espagne et le bouleversement sensuel et amoureux des deux principaux personnages, je ne peux m'empêcher d'accoler à la voix de son auteur un certain nombre de dispositions d'ordre esthétique, moral, humain, politique, non au sens un peu trivial du terme mais dans une acception plus fondamentale, qui voit une vision du monde jouxter avec une manière d'en être.
Ces quelque huit cents pages peuvent se résumer en quelques lignes - preuve qu'à une très longue histoire ne correspond pas nécessairement un scénario alambiqué. Alors que la guerre n'est pas encore tout à fait là, mais qu'elle s'annonce, que les jeunes s'arment et que des clans se forment jusque dans les fractures familiales, un architecte espagnol de grand renom, Ignacio Abel, qui mène une vie disons bourgeoise et presque entièrement dédiée à son travail, tombe amoureux, gravement amoureux, d'une femme un peu plus jeune que lui, américaine, Judith Biely. Ce qu'il a de plus intime, ce qu'il croyait le plus ancré, le moins exposé, bascule en même temps que bascule l'Espagne. Il va s'ensuivre une panique vers l'amour et une remise en cause de tout ce qui semblait acquis, tangible, indiscutable, une implosion totale, non seulement de sa vie mais de son être. Ce processus, où l'amour joue le rôle de l'étincelle, jette Ignacio Abel dans une existence qui n'aura plus rien à voir avec celle d'avant : il lui faudra, après avoir traversé les premiers temps de la guerre, en avoir éprouvé l'horreur, après avoir vécu des semaines durant un exil de miséreux et parcouru les mers, après avoir perdu tout ce qui, aux yeux du monde, le rendait digne d'une belle considération sociale, il lui faudra, disais-je, faire le deuil de tout ce qu'il fut, de sa femme, de ses enfants, de sa réussite, de son ambition, de son passé, et tenter de survivre à ce qu'il était devenu.
Il n'en faudra pas davantage à ceux qui connaissent la langue et l'écriture de Muñoz Molina pour comprendre qu'ils auront là affaire à un roman fondamental, où l'on pourrait bien voir une espèce de livre parfait, un concentré des plus belles qualités qu'il est loisible d'attendre d'un très grand roman : le sens du récit, la science de la composition, la maîtrise du temps, une noirceur qui n'est jamais complaisance, une tendresse sans manières, une tenue esthétique et un refus principiel d'étiquetter les hommes, de les départager dans leurs intentions en faisant montre du plus grand souci des faits ; Muñoz Molina, c'est une vision de l'histoire et du monde autant qu'une attention à la plus extrême singularité, à l'intimité la plus farouche, une application à déceler les mouvements internes de l'individu, à cerner les mouvements de la psychologie qui ne fait jamais aucune concession au psychologisme : l'arrière-monde, c'est-à-dire l'Histoire, c'est-à-dire l'épopée qui se joue derrière nous malgré le plus grand volontarisme des hommes, malgré leur foi en eux-même, malgré ce quelque chose d'irrépressible en eux qui les conduit, ces inlassables, à vouloir faire l'histoire, cet arrière-monde est toujours là, souverain. Si bien que ce texte magistral est aussi comme une peinture incroyablement atemporelle de ce qui nous fait humains.
Dans la grande nuit des temps, Antonio Muñoz Molina
Prix Méditerranée 2012 - Editions du Seuil
Illustration de l'article : image extraite de Land and Freedom, de Ken Loach - 1995