Par: Jules
« Vous connaissez le principe de spotted qui fait fureur dans les universités? Mettons le au goût de BIIIP !
une belle brune en salle de perm? un séduisant blond au CDI ce matin? une morue à l’odeur fétide dans les couloirs…«
Le dernier message des Inactuelles date d’il y a deux mois et demi. Quelle tristesse de se dire que ce projet lancé il y a près d’un an et qui nous paraissait si prometteur est doucement en train de partir à la dérive des pages oubliées, des projets qui ne se concrétisent pas, à vau-l’eau quoi. C’est dommage, et même si plein de raisons peuvent expliquer rationnellement ce laisser-aller, il faut se rendre à l’évidence: si on ne l’alimente pas, tout cela est un échec.
Cependant, le principe d’un blog, et je crois que mon cofondateur ne me contredira pas, est de permettre la libre expression de chacun. Cela me permet donc de renouveler les appels à contribution: vos participations aux Inactuelles sont les bienvenues. Il suffit de nous les envoyer, nous les publierons du moment qu’elles respectent notre ligne éditoriale: une citation et un développement de cette citation.
Bon, la pub c’est fait; l’auto-congratulation aussi; il s’agit maintenant de trouver un truc qui frappe fort. C’est un apéro dînatoire hier soir qui a amené, de bière en guitare, le débat sur une mode qui a un succès croissant dans les collèges/lycées et dont je n’avais jamais entendu parler, et qui ne semble pas avoir de nom. Baptisons-le le « Spotting », mode sur les réseaux sociaux qui consiste à créer un espace d’expression libre et anonyme où tout un chacun, du moment qu’il est inscrit sur Facebook, peut venir écrire ce que bon lui semble. La citation choisie aujourd’hui est, pour exemple, la page d’accueil de la page « Spotted » de mon établissement (inutile de scroller, jeune malandrin, j’ai bien entendu BIIIIPé le nom).
Et donc hier soir, nous avons lu quelques messages de courageux anonymes qui se défoulaient, qui sur un professeur à l’haleine disgracieuse, qui sur une jeune fille dont le décolleté semblait bercer les plus majestueuses rêveries (même si c’était dit en termes plus vigoureux l’idée était là)…
C’est amusant, cette obsession de l’anonymat. La pratique n’est pas nouvelle (voyez par exemple sur le long tapis roulant de la gare Montparnasse des inscriptions anonymes reproduites, ou les gloses diarrhéiques des universitaires sur les murs de Pompéi), et l’affluence technologique dont nous sommes victimes depuis quelques années ne semble que renforcer ce besoin de ne pas se mouiller. Puisque notre vie devient numérique, au point que l’on parle de plus en plus sérieusement de laisser tomber l’apprentissage de l’écriture, ce que nous faisons devient de plus en plus contrôlé, susceptible d’être découvert, remonté. La place accordée à l’expression libre et détachée de jugement se réduit comme une peau de chagrin. Tout est catégorisé. Le récent phénomène des Anonymous en est un exemple entré dans l’esprit de tout le monde. Le mythe du justicier masqué a décidément la vie dure.
Difficile, de plus en plus difficile de faire péter les verrous, d’ouvrir et de publier toutes ces choses inacceptables, irrationnelles, la part de hasard et de folie que nous avons tous et qui doit être vissée bon gré mal gré. Déclarer son amour à la belle brune qu’on croise tous les matins dans les couloirs du lycée, c’est pas simple quand on est petit, moche et boutonneux. De mon temps d’il n’y a pas si longtemps, les lettres fonctionnaient encore pas mal. Mots dans le casier, dans le cartable, dans l’agenda… Maintenant on lâche tout ça sur Facebook, avec plus ou moins de virtuosité, plus ou moins de poésie, plus ou moins de dérision. Tout cela forme un contenu divers, curieusement bigarré où les amours adolescentes se déploient comme elles peuvent, toujours maladroitement mais avec une sincérité que nous avons perdue, nous vieux cons qui nous permettons de les juger du haut de notre expérience frustrée. Ce qui est rassurant, c’est que l’Ecriture a encore de beaux jours devant elle, et que ces gamins qui nous paraissent si « incompétents » le sont moins qu’on ne voudrait bien le croire.
Je ne sais pas s’il faut moraliser ce phénomène, s’il faut se formaliser de tout ce ramassis de paroles non assumées. L’homme, je crois, a besoin de ces espaces sur lesquels peuvent être défoulées toutes ses pensées, les plus injustes et éloignées de la vérité, de ce qui peut être dit, de ce qui est juste. Nous sommes des injustes en puissance, des salopards compressés réduits à quelques besoins primaires. Tout cela n’est qu’une gigantesque machine sous pression. Si elle ne s’évacue pas, le tout finit par sauter. Et ne nous trompons pas sur ce phénomène consistant à écrire en public, cette monstration n’est pas seulement de la provocation, elle est une variation sur le thème du journal. Ne sachant pas qui je suis, tu ne pourras pas me reprocher de mal te juger, d’être injuste ou méchant. Par conséquent je peux dire ce que j’ai envie de dire comme si je ne parlais qu’à moi-même. Si tu me découvres, je me sentirais violé, donc ne viens pas chercher qui je suis, cela n’a pas d’importance. Ecrire sur un journal avec la certitude de ne pas être lu ou publier sur un réseau social avec l’assurance de son anonymat, cela revient au même, je crois. L’important est juste de ne pas faire le lien entre le texte et son auteur, ou de brouiller les codes habituels de la communication, les revêtir d’un voile à plusieurs teintes.
Converser avec soi-même en faisant semblant de parler aux autres, n’est-ce pas une définition de la littérature ?