Depuis près de quarante ans, la récession économique née en Occident, avec la crise pétrolière de 1973, s'est étendue à l'ensemble de la planète. Comment expliquer ce phénomène considérable et globale?
Certes, ces quatre décennies ont été aussi le théâtre d'un formidable développement économique qui profite à une population aisée de plus en plus nombreuse. Pourtant, le ralentissement généralisé de la croissance des économies s'est déployée dans la plupart des pays, à partir de la crise des subprimes américaines née en 2008. Tous les espoirs de reprise de la croissance restent, pour l'instant, vains. Les sphères économiques guettent une reprise qui n'arrive pas.
Nous faisons l'hypothèse que ce retour, sans cesse différé, de la croissance, mérite des interrogations et des explications plus originales que les justifications habituelles des économistes. On s'intéresse ici à une ressource cruciale à la croissance: les territoires.
1-L'occupation de l'espace, moteur de la croissance économique:
Pour tenter d'expliquer ce qui se joue dans les activités économiques, il nous faut prendre du recul et utiliser pour cela la métaphore des jeux. Pour rendre nos explications intelligible, nous allons utiliser une triple illustration, autour de deux jeux de plateaux (le jeu de Go et Blokus) et d'un jeu informatique des années 2000 (le jeu Sim City).
Le jeu de Go oppose deux adversaires qui placent, à tour de rôle, des pierres noires et blanches sur un tablier, tenant ainsi de contrôler le plan de jeu. Chaque pierre représente un soldat, les soldats encerclés deviennent des prisonniers. Le jeu est terminé quand l'ensemble des pierres a été posé sur le plateau appelé Goban.
Le jeu Blokus se joue sur un tablier de 400 cases qui, au départ, est vide. Chaque joueur place à son tour une de ses pièces sur le tablier. Le but du jeu est de placer le plus de pièces possible. Lorsque plus aucun joueur ne peut poser de pièce, la partie s'achève. Les pièces ont des tailles variées (du pentaminos de 5 cases au carré simple d'une case).
SimCity est une série de jeux vidéo, mettant en scène la création et la gestion d'une ville. Le joueur est le maire, il dispose d'un budget et d'un territoire donné. Il doit créer différentes zones urbaines, construire des routes, distribuer l'eau et l'électricité, traiter les déchets, concevoir les réseaux de transport en commun et tout ce qui fait l'agrément d'une vie urbaine.
Quand on joue à ces trois jeux, on vit le même processus: dans un premier temps, le jeu est facile et rapide, on couvre promprement le territoire, le plateau. De multiples options s'offrent aux joueurs. Puis, progressivement, les contraintes augmentent, les alternatives se réduisent, les décisions deviennent plus difficiles à prendre. Les chois faits en début de jeu impactent fortement l'espace occupé.
Les similitudes avec la réalité sont importantes. L'urbanisme fige l'occupation des territoires : une fois que l'on a tracé une autoroute, il devient très difficile de la déplacer. L'espace se densifie progressivement dans les trois jeux comme dans le processus d'urbanisation. La réduction progressive des possibilités fige et ralentit l'activité du joueur comme des acteurs économiques et publiques dans la réalité.
Ce ralentissement de l'activité du joueur a pour corrolaire le ralentissement de l'activité économique, le ralentissement inexorable de la croissance
Ce lien fort entre activités économiques et occupation de l'espace est souvent ignoré pour plusieurs raisons:
-il s'agit d'un processus sur le long terme: si une partie de go ou de blokus dure une heure, le phénomène de densification de l'espace urbain se met en place sur des décennies. Il n'est donc pas perçu comme un problème par ceux qui le vivent au quotidien.
-il agit à une petite échelle, de la taille d'une agglomération (celle du plateau de jeu), qui n'est pas perçue à la grande échelle des activités humaines (le pion ou la pièce du jeu).
-il s'agit d'un phénomène géographique. Or, les liens entre la science économique (préoccupée par la croissance) et la science géographique (intéressée par l'espace) sont ténues. La première faisant souvent preuve de mépris envers la seconde, considérée comme une science mineure.
Si on accepte cette hypothèse, on comprend mieux l'évolution des taux de croissance selon les pays. Ils ont été forts dans les pays occidentaux pendant les trentes glorieuses pour ralentir ensuite inexorablement. Ils sont actuellement importants dans les pays émergents. Mais ils sont en train de décroître.
Cette période de forte croissance est le moment où on construit les routes, où l'urbanisation s'étend, où les équipements se mettent en place (production d'énergies, réseaux de distribution, ...). Quand cette phase est terminée, la croissance se ralentit inéluctablement car les acteurs économiques et publiques ne disposent plus de territoires importants pour pouvoir développer leurs activités.
Les conséquences de ce double processus de ralentissement et de densification sont nombreuses : extension de la péri-urbanisation, augmentation du prix du foncier et, par conséquent, de l'immobilier, accroissement du trafic automobile, jusqu'à l'embolie, transports en commun bondés et inadaptés, ...
Il y a donc un lien fort entre occupation des territoires et croissance. Une croissance forte est donc un phénomène qui ne peut se produire qu'une seule fois, que l'on ne retrouvera plus. Il y a donc une illusion, tenace chez les économistes et le personnel politique, à croire en un "retour de la croissance" qui ne se produira plus.
Ce mirage du retournement économique, que constitue l'espérance d'une nouvelle période de croissance, est lui même une autre cause de notre crise. Tablant sur ce retour, les pouvoirs publiques et les entreprises ont énormément utilisé l'outil de la dette pour développer leurs activités. L'emprunt devient déraisonnable quand il se base sur un pari: celui de croire que la croissance va venir l'effacer.
2-La mondialisation, une extension des ressources disponibles:
Cette illusion a pu perdurer car l'activité économique possède d'autres fondements que l'occupation du territoire. Une révolution technologique, internet par exemple, possède des vertus de relance de l'activité qui permettent de gagner quelques points de PIB, pendant quelques années.
La fin du XXéme siècle a été marqué par le processus de globalisation et de mondialisation économique, fortement créateur de richesse à l'échelle de la planète.
Mais on peut avoir une autre lecture de ce processus. Si nous revenons à notre métaphore des jeux, on peut considérer la mondialisation comme le fait d'accroître de manière démesuré, les cartes, les plateaux utilisées.
En fait, tout s'est passé comme si le "joueur" économique, ayant épuisé toutes les facilités du territoire de son pays s'était donné les moyens de trouver d'autres ressources.
La mondialisation abolit les frontières. Les joueurs de Go ou de Blokus ayant terminé leur partie, parce qu'ils ont utilisé tous l'espace disponible, vont relier plusieurs plateaux pour pouvoir continuer leur partie. La mondialisation s'explique par la volonté des acteurs économiques de trouver de nouveaux espaces disponibles. La colonisation avait permis de trouver de nouveaux plateaux de "jeux". La décolonisation a interrompu ce processus, en découpant des territoires de jeux limités par les frontières. La mondialisation permet de le reprendre.
Elle donne l'illusion que la croissance peut "naturellement" revenir alors qu'elle ne reprend que parce que nous avons trouvé de nouveaux territoires à urbaniser et à occuper.
Les géographes ont forgé le terme de planétarisation, un parallèle au concept de mondialisation, pour décrire cette invasion anthropique progressive de l'ensemble des espaces de la planète.
Pour en finir avec la métaphore des jeux, tout se passe comme si, en passant d'un tablier de 400 cases à un tablier de 1600 cases, le joueur de blokus s'était donné les moyens d'accroître son temps de jeu.
Le problème, c'est que l'Humanité ne joue pas. Elle n'a pas la possibilité de renverser le plateau de jeu et de recommencer une nouvelle partie. Elle doit se coltiner avec un plateau unique et limité : celui de notre planète.
Conclusion: L'illusion du retour, sans cesse différé, de la croissance est un mirage qui irrigue les croyances de la majorité de nos contemporains. Elle s'explique par notre incapacité à comprendre les limites physiques de nos activités humaines. Elle freine la prise de conscience indispensable qui doit permettre de prendre les décisions nécessaires qui doivent nous mener d'un monde de croissance, de plus en plus (dés)espéré à un monde durable et stable, adapté à des territoires que nous avons pleinement occupés.
Pour aller plus loin sur ces questions, je vous recommande la lecture des textes suivants:
Les origines environnementales de la crise financière
Changer de lunettes pour comprendre
la crise