Ce n’est pas pour rien que l’on a
été philologue, – on l’est peut-être encore –, ce qui veut dire professeur de
lecture lente : — pour finir, on écrit lentement aussi. Maintenant non
seulement cela fait partie de mes habitudes, mais c’est aussi mon goût, – un
goût plein de malignité, peut-être ? – Ne plus rien écrire, qui ne réduise
au désespoir toute espèce de gens “dans l’urgence”. C’est que la philologie est
cet art noble, exigeant de qui lui rend honneur une chose avant toute
autre : faire un pas de côté, se donner du temps, se faire silencieux, se
faire lent, — art et maîtrise d’une orfèvrerie du mot, qui doit venir à bout
d’un travail tout entier fait d’attention aiguë et aboutit au néant si elle
n’aboutit pas lento. Mais c’est
justement pourquoi elle est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement
par là qu’elle nous attire et nous enchante le plus fortement, au beau milieu
d’un âge du “travail” : je veux dire de la hâte, de l’inconvenante et
suante précipitation qui veut “en avoir fini” tout de suite avec tout et avec
tout livre, ancien ou nouveau. — Elle-même elle n’en finit pas si légèrement
avec quoi que ce soit, elle enseigne à lire bien, ce qui signifie lire
lentement, en profondeur, attentif en arrière et en avant, avec des pensées de
derrière la tête, avec des portes laissées ouvertes, d’un doigt et d’un œil
plein de tact. »
F. Nietzsche, Aurore, Avant-propos de 1866, §5, traduit par Dominique Buisset.
Cité in revue Fario, n° 12, p. 8