La Quatrième prose d'Ossip
Mandelstam, couverture rouge framboise.
168 pages, des proses composées entre
1922 et 1929. La Quatrième prose est un moment irréversible, une sèche
rupture dans la vie littéraire de Mandelstam : son écriture longtemps
clandestine, ses invectives et ses colères précèdent de quelques mois
l'improbable séquence d'allégresse et de rémission du Voyage en Arménie.
Non pas pour annoncer, simplement pour continuer de révéler ces franches
césures, Florian Rodari regroupe dans ce
volume de brefs récits de voyages, des prises de positions et des reportages :
on retrouve les affections, l'humour et le chaos d'un temps irrémédiablement fauve.
Tout d'abord les quatre chapitres de Féodossia, brièvement édité en
1925, un ensemble qu'on peut également apercevoir dans La rage littéraire,
traduit par Lily Denis. Ensuite, depuis La pelisse jusqu'à l'évocation
du jeune acteur Iakhontov, dix textes courts, autrefois disséminés dans
d'introuvables périodiques : des quotidiens et des revues qui s'appelaient
Le Sud soviétique, Ogoniok, Le journal du soir de Kiev.
Des métaphores, des paysages, des
surprises, des frissons, des notations ou bien des portraits : ces textes sont
de saveur inégale. Ce ne sont pas de simples reliques, encore moins des fonds
de tiroir : on retrouve l'incroyable célérité de leur auteur, l'énigme de
ses raccourcis. "Je ne crains ni le manque de suite, ni les
coupures". C'est hâtif, musical, bondissant, anarchique et abrupt :
des intensités, quelque chose d'"intraitable" (ce dernier
adjectif est celui qu'emploie quelquefois Philippe Jaccottet pour exprimer son
admiration vis-à-vis de Mandelstam).
On écoute sans vraiment comprendre,
sans pouvoir discerner clairement ce qu'induisent les vibrations, les tumultes
et les télescopages de ces flux d'images. Jean-Claude Schneider résume en
préface cette première brassée de textes. "Ces pages ... échos des
séjours du poète en Crimée et au Caucase, s'attachent avec une tendre dérision
à quelques figures singulières, pour le moins marginales : un commissaire de
port qui finira sa vie comme acteur à Hollywood, un peintre qui se fait appeler
Vinci et ne dessine que son propre visage. Avec ironie Mandelstam regarde ses
contemporains ... son regard s'enracine dans un fond parfois sombre qui mêle
pessimisme et rêve d'espérance".
..."C’était le magnifique et
rude hiver 1920-1921. Le dernier hiver de privation de la Russie soviétique, et
j’en ai la nostalgie, j’en garde un souvenir attendri. J’aime cette Perspective
Nevski vide et noire comme une barrique, animée seulement par des automobiles
aux yeux énormes et par de rares, rares passants que la nuit déserte dénombre
un à un". Auditives ou
bien olfactives, les sensations se propagent immédiatement. Quelque chose
vacille, les saisons sont terriblement âpres : on est bousculé simplement
parce qu'on lit, on éprouve irrésistiblement la morsure des froidures de
l'hiver. "Le cheval dont les fers balayaient le pavé de leurs
étincelles, frappait les pierres brûlantes avec une telle force qu'on
s'attendait à voir se creuser des marches d'escalier". Ce ne sont pas seulement des profils perdus,
des silhouettes déclassées, des frondes de rues et des apparitions de "cosaques
qui sentent le chien et le loup" qu'on perçoit dans ces pochades
pleines d'imprévu. Ossip Mandelstam excelle dans la manière qu'il a d'agripper
subitement la poétique des villes, la donne infiniment tragique de son époque.
Par exemple, en page 27, ça forme un bloc de ténèbres et puis c'est un grand
vertige. Tout s'élargit soudainement, au terme de la description de L'oiseau
de la petite vieille : "On sortait par une de ces nuits glaciales de
Crimée, on prêtait l’oreille au bruit des pas sur la terre argileuse, sans
neige, gelée comme le sont dans le nord nos ornières en octobre ; palpant
du regard ces sépulcres dans l’obscurité, les coteaux de la ville populeux mais
aux foyers éteints, avalant à pleine gorgée ce brouet d’une vie assourdie,
interrompue par l’aboiement des chiens et salée par les étoiles, on ressentait
physiquement, avec acuité, la peste descendue sur le monde : une guerre de
trente ans, avec ulcères et bubons, avec ses feux étouffés, ses chiens aboyant
et ce terrible silence dans les maisons des petites gens".
Dans Le coeur rongé d'Ulenspiegel,
l'un des chapitres de sa biographie d'Ossip Mandelstam - Mon temps, mon fauve -Ralph Dutli résume la genèse
de La Quatrième prose, l'odieuse accusation de plagiat ourdie à
l'encontre du poète par un obscur fonctionnaire des lettres, Arkadi Gornfeld
dont il avait révisé la médiocre traduction : "Pour Mandelstam,
cet événement en apparence insignifiant allait constituer le début de la
fin". Sa première réplique avait été accompagnée d'une lettre de
solidarité de quinze écrivains parmi lesquels figuraient Pasternak et Pilniak.
Mandelstam refusa de courber l'échine, désigna le procès qui lui était fait
comme son Affaire Dreyfus. À partir de quoi, son très peu de ressources,
les quelques travaux littéraires qu'on lui allouait furent progressivement
supprimés : le chemin vers la relégation, la mendicité et la déportation
était imminent.
En décembre 1929, Mandelstam ouvrait le
quatrième chapitre de son œuvre en prose, une furieuse polémique qui fait
également allusion au "quatrième état" de l'ordre social du
XIXème siècle russe : les raznotchintsy parmi lesquels il se range, ce
sont des roturiers, des intellectuels non nobles, "démunis de
propriétés". Plus rien ne lui appartient, sa solitude est inégalable :
"Je ne suis le contemporain de personne". Contre tout
espoir ne cessera pas de raconter une scène archétypale : il fait
terriblement froid, Ossip boit du thé et puis ensuite, il dicte à Nadejda les
vers qu'elle saura se remémorer. "Ich bin arm - je suis pauvre".
Quasiment plus personne ne peut le suivre : "Je n'ai ni
manuscrits, ni carnets, ni archives. Ce que trace ma main n'est pas
identifiable, parce que je n'écris jamais. Je suis le seul en Russie à
travailler avec la voix". A la faveur de cette crise et de cet
exorcisme qui donnent naissance à La Quatrième Prose, Mandelstam achève
de s'extirper de toute parole serve. Il fait totalement sien le fragment d'un
texte "écrit dans la neige comme les traineaux", un vers
d'Essenine, suicidé à Léningrad en décembre 1925 : "je n'ai
fusillé nul malheureux dans les geôles"..
"Tout était terrible comme dans
un rêve de jeune enfant".
Ossip Mandelstam ne pouvait plus écrire un seul poème depuis cinq années, sa
colère ne se contenait plus. "Une peur bestiale s'abat sur les machines
à écrire". Sa haine était immense vis-à-vis des monstres, des
bureaucrates et des lâches qui administraient la vie littéraire de son pays,
"cette tribu que je hais de toutes les forces de mon âme et à laquelle je
ne veux pas ni plus jamais appartenir". Il cite l'ouverture de La
Divine comédie, affirme sa totale différence : "Nel mezzo del
cammin di nostra vita - au milieu du chemin
de ma vie j'ai été arrêté dans l'épaisse forêt soviétique par des bandits qui
se disaient mes juges"... "Je m'extirpe de ma pelisse littéraire et
la piétine. Avec ma seule veste par un froid de moins de trente degrés je ferai
trois fois le tour des boulevards circulaires de Moscou. Je me sauverai de cet
hôpital jaune qu'abrite le passage Komsomol pour aller à la rencontre de la
pleurite, d'un refroidissement mortel, pourvu que je n'aperçoive plus,
boulevard Tverskoï, les douze fenêtres éclairées de l'obscène maison où vivent
les Judas, pourvu que je n'entende plus sonner les deniers d'argent, ni le
comptage des feuilles imprimées".
Dans sa biographie, Ralph Dutli
rappelle qu'après la mort de Mandelstam, La Quatrième Prose joua
longtemps le rôle infiniment aléatoire d'"un document clandestin,
conservé dans une écriture chiffrée. Seules Nadejda Mandelstam et Akhmatova,
avec quelques amis, en connaissaient l'existence. Mais, pendant le dégel qui
succéda à la mort de Staline, puis sous Brejnev et jusqu'à la fin de l'ère
soviétique, cette prose devint un texte culte pour les artistes, les dissidents
et les défenseurs des droits de l'homme. Anna Akhmatova, dans ses
"Feuillets de journal", note en 1957 : "Maintenant, cette prose
atteint son lecteur, et j'entends dire sans cesse, surtout par les jeunes gens,
qui en sont fous, qu'il n'y a pas de prose comparable dans tout le XXème
siècle".
En francophonie, La Quatrième prose
avait un précédent majeur, la traduction livrée en 1993 par André Markowicz
chez Christian Bourgois, dans la collection Détroits de Jean-Christophe
Bailly, avec la photographie de sa couverture en bleu et blanc. En dépit du
respect qu'ils éprouvent pour le traducteur de Dostoïevski, plusieurs
spécialistes estiment que Mandelstam est encore plus exactement servi par
Jean-Claude Schneider : en sus de la violence et de la rage qui habitaient
le poète, il y avait toujours les rebonds inattendus, la déroutante préciosité
de sa culture. Jean-Claude Schneider qui fut autrefois la personne qui nous fit
découvrir Les lettres du voyageur à son retour d'Hugo von Hofmannsthal
(au Mercure de France, en 1969) composa tout d'abord ses traductions
d'Ossip Mandelstam en compagnie de Vera Linhartova : ce fut le cas pour sa
traduction des poèmes publiés dans un numéro historique de la revue Argile (cahier
XII, hiver 1976-1977) repris dans le recueil Simple promesse où l'on
trouve aussi des contributions de Philippe Jaccottet et Louis Martinez. Pour
L'Entretien sur Dante, La Dogana a récemment réédité la version de
Jean-Claude Schneider qui préfaçait et publiait en 2012, Le Bruit du Temps, chez Antoine Jaccottet.
Alain Paire.
La Quatrième prose & autres
textes (1922-1929), traduit du russe par Jean-Claude Schneider,
éditions La Dogana, collection Prose. 20 euros, diffusion en France et
Belgique, Les Belles-Lettres.