[note de lecture] "La Quatrième prose" d'Ossip Mandelstam, par Alain Paire

Par Florence Trocmé

La Quatrième prose d'Ossip Mandelstam, couverture rouge framboise. 
 

Cet ouvrage est immédiatement attirant : admirablement conçu pour appréhender l'incroyable indiscipline, la fabuleuse énergie de son auteur. Pour ce format 19,5 x 14,5 cm, avec de grandes marges de part et d'autre du texte, Hans Christian Weidmann, le maître-typographe des éditions de La Dogana a choisi d'inscrire les nervures d'un très vif caractère, un Dante Monotype corps 10 merveilleusement élégant. La couverture est mouchetée rouge framboise : Mandelstam évoque souvent l'arbre qui porte ce fruit, notamment dans Le Timbre Égyptien, pour revivre ses premières années d'enfance, du côté de Varsovie.  
168 pages, des proses composées entre 1922 et 1929. La Quatrième prose est un moment irréversible, une sèche rupture dans la vie littéraire de Mandelstam : son écriture longtemps clandestine, ses invectives et ses colères précèdent de quelques mois l'improbable séquence d'allégresse et de rémission du Voyage en Arménie. Non pas pour annoncer, simplement pour continuer de révéler ces franches césures, Florian Rodari regroupe dans ce volume de brefs récits de voyages, des prises de positions et des reportages : on retrouve les affections, l'humour et le chaos d'un temps irrémédiablement fauve. Tout d'abord les quatre chapitres de Féodossia, brièvement édité en 1925, un ensemble qu'on peut également apercevoir dans La rage littéraire, traduit par Lily Denis. Ensuite, depuis La pelisse jusqu'à l'évocation du jeune acteur Iakhontov, dix textes courts, autrefois disséminés dans d'introuvables périodiques : des quotidiens et des revues qui s'appelaient Le Sud soviétique, Ogoniok, Le journal du soir de Kiev. 
Des métaphores, des paysages, des surprises, des frissons, des notations ou bien des portraits : ces textes sont de saveur inégale. Ce ne sont pas de simples reliques, encore moins des fonds de tiroir : on retrouve l'incroyable célérité de leur auteur, l'énigme de ses raccourcis. "Je ne crains ni le manque de suite, ni les coupures". C'est hâtif, musical, bondissant, anarchique et abrupt : des intensités, quelque chose d'"intraitable" (ce dernier adjectif est celui qu'emploie quelquefois Philippe Jaccottet pour exprimer son admiration vis-à-vis de Mandelstam).  
On écoute sans vraiment comprendre, sans pouvoir discerner clairement ce qu'induisent les vibrations, les tumultes et les télescopages de ces flux d'images. Jean-Claude Schneider résume en préface cette première brassée de textes. "Ces pages ... échos des séjours du poète en Crimée et au Caucase, s'attachent avec une tendre dérision à quelques figures singulières, pour le moins marginales : un commissaire de port qui finira sa vie comme acteur à Hollywood, un peintre qui se fait appeler Vinci et ne dessine que son propre visage. Avec ironie Mandelstam regarde ses contemporains ... son regard s'enracine dans un fond parfois sombre qui mêle pessimisme et rêve d'espérance". 
..."C’était le magnifique et rude hiver 1920-1921. Le dernier hiver de privation de la Russie soviétique, et j’en ai la nostalgie, j’en garde un souvenir attendri. J’aime cette Perspective Nevski vide et noire comme une barrique, animée seulement par des automobiles aux yeux énormes et par de rares, rares passants que la nuit déserte dénombre un à un". Auditives ou bien olfactives, les sensations se propagent immédiatement. Quelque chose vacille, les saisons sont terriblement âpres : on est bousculé simplement parce qu'on lit, on éprouve irrésistiblement la morsure des froidures de l'hiver. "Le cheval dont les fers balayaient le pavé de leurs étincelles, frappait les pierres brûlantes avec une telle force qu'on s'attendait à voir se creuser des marches d'escalier". Ce ne sont pas seulement des profils perdus, des silhouettes déclassées, des frondes de rues et des apparitions de "cosaques qui sentent le chien et le loup" qu'on perçoit dans ces pochades pleines d'imprévu. Ossip Mandelstam excelle dans la manière qu'il a d'agripper subitement la poétique des villes, la donne infiniment tragique de son époque. Par exemple, en page 27, ça forme un bloc de ténèbres et puis c'est un grand vertige. Tout s'élargit soudainement, au terme de la description de L'oiseau de la petite vieille : "On sortait par une de ces nuits glaciales de Crimée, on prêtait l’oreille au bruit des pas sur la terre argileuse, sans neige, gelée comme le sont dans le nord nos ornières en octobre ; palpant du regard ces sépulcres dans l’obscurité, les coteaux de la ville populeux mais aux foyers éteints, avalant à pleine gorgée ce brouet d’une vie assourdie, interrompue par l’aboiement des chiens et salée par les étoiles, on ressentait physiquement, avec acuité, la peste descendue sur le monde : une guerre de trente ans, avec ulcères et bubons, avec ses feux étouffés, ses chiens aboyant et ce terrible silence dans les maisons des petites gens". 
Dans Le coeur rongé d'Ulenspiegel, l'un des chapitres de sa biographie d'Ossip Mandelstam - Mon temps, mon fauve -Ralph Dutli résume la genèse de La Quatrième prose, l'odieuse accusation de plagiat ourdie à l'encontre du poète par un obscur fonctionnaire des lettres, Arkadi Gornfeld dont il avait révisé la médiocre traduction : "Pour Mandelstam, cet événement en apparence insignifiant allait constituer le début de la fin". Sa première réplique avait été accompagnée d'une lettre de solidarité de quinze écrivains parmi lesquels figuraient Pasternak et Pilniak. Mandelstam refusa de courber l'échine, désigna le procès qui lui était fait comme son Affaire Dreyfus. À partir de quoi, son très peu de ressources, les quelques travaux littéraires qu'on lui allouait furent progressivement supprimés : le chemin vers la relégation, la mendicité et la déportation était imminent.   
En décembre 1929, Mandelstam ouvrait le quatrième chapitre de son œuvre en prose, une furieuse polémique qui fait également allusion au "quatrième état" de l'ordre social du XIXème siècle russe : les raznotchintsy parmi lesquels il se range, ce sont des roturiers, des intellectuels non nobles, "démunis de propriétés". Plus rien ne lui appartient, sa solitude est inégalable : "Je ne suis le contemporain de personne". Contre tout espoir ne cessera pas de raconter une scène archétypale : il fait terriblement froid, Ossip boit du thé et puis ensuite, il dicte à Nadejda les vers qu'elle saura se remémorer. "Ich bin arm - je suis pauvre". Quasiment plus personne ne peut le suivre : "Je n'ai ni manuscrits, ni carnets, ni archives. Ce que trace ma main n'est pas identifiable, parce que je n'écris jamais. Je suis le seul en Russie à travailler avec la voix". A la faveur de cette crise et de cet exorcisme qui donnent naissance à La Quatrième Prose, Mandelstam achève de s'extirper de toute parole serve. Il fait totalement sien le fragment d'un texte "écrit dans la neige comme les traineaux", un vers d'Essenine, suicidé à Léningrad en décembre 1925 : "je n'ai fusillé nul malheureux dans les geôles".. 
"Tout était terrible comme dans un rêve de jeune enfant". Ossip Mandelstam ne pouvait plus écrire un seul poème depuis cinq années, sa colère ne se contenait plus. "Une peur bestiale s'abat sur les machines à écrire". Sa haine était immense vis-à-vis des monstres, des bureaucrates et des lâches qui administraient la vie littéraire de son pays, "cette tribu que je hais de toutes les forces de mon âme et à laquelle je ne veux pas ni plus jamais appartenir". Il cite l'ouverture de La Divine comédie, affirme sa totale différence : "Nel mezzo del cammin di nostra vita - au milieu du  chemin de ma vie j'ai été arrêté dans l'épaisse forêt soviétique par des bandits qui se disaient mes juges"... "Je m'extirpe de ma pelisse littéraire et la piétine. Avec ma seule veste par un froid de moins de trente degrés je ferai trois fois le tour des boulevards circulaires de Moscou. Je me sauverai de cet hôpital jaune qu'abrite le passage Komsomol pour aller à la rencontre de la pleurite, d'un refroidissement mortel, pourvu que je n'aperçoive plus, boulevard Tverskoï, les douze fenêtres éclairées de l'obscène maison où vivent les Judas, pourvu que je n'entende plus sonner les deniers d'argent, ni le comptage des feuilles imprimées". 
Dans sa biographie, Ralph Dutli rappelle qu'après la mort de Mandelstam, La Quatrième Prose joua longtemps le rôle infiniment aléatoire d'"un document clandestin, conservé dans une écriture chiffrée. Seules Nadejda Mandelstam et Akhmatova, avec quelques amis, en connaissaient l'existence. Mais, pendant le dégel qui succéda à la mort de Staline, puis sous Brejnev et jusqu'à la fin de l'ère soviétique, cette prose devint un texte culte pour les artistes, les dissidents et les défenseurs des droits de l'homme. Anna Akhmatova, dans ses "Feuillets de journal", note en 1957 : "Maintenant, cette prose atteint son lecteur, et j'entends dire sans cesse, surtout par les jeunes gens, qui en sont fous, qu'il n'y a pas de prose comparable dans tout le XXème siècle". 
En francophonie, La Quatrième prose avait un précédent majeur, la traduction livrée en 1993 par André Markowicz chez Christian Bourgois, dans la collection Détroits de Jean-Christophe Bailly, avec la photographie de sa couverture en bleu et blanc. En dépit du respect qu'ils éprouvent pour le traducteur de Dostoïevski, plusieurs spécialistes estiment que Mandelstam est encore plus exactement servi par Jean-Claude Schneider : en sus de la violence et de la rage qui habitaient le poète, il y avait toujours les rebonds inattendus, la déroutante préciosité de sa culture. Jean-Claude Schneider qui fut autrefois la personne qui nous fit découvrir Les lettres du voyageur à son retour d'Hugo von Hofmannsthal (au Mercure de France, en 1969) composa tout d'abord ses traductions d'Ossip Mandelstam en compagnie de Vera Linhartova : ce fut le cas pour sa traduction des poèmes publiés dans un numéro historique de la revue Argile (cahier XII, hiver 1976-1977) repris dans le recueil Simple promesse où l'on trouve aussi des contributions de Philippe Jaccottet et Louis Martinez. Pour L'Entretien sur Dante, La Dogana a récemment réédité la version de Jean-Claude Schneider qui préfaçait et publiait en 2012, Le Bruit du Temps, chez Antoine Jaccottet.  
Alain Paire. 
La Quatrième prose & autres textes (1922-1929),  traduit du russe par Jean-Claude Schneider, éditions La Dogana, collection Prose. 20 euros, diffusion en France et Belgique, Les Belles-Lettres.