Au début des années 70s, Amos Tversky et Daniel Kahneman commencèrent à s’intéresser aux hypothèses psychologiques de la théorie économique. Ils reprirent le travail de Bruno Frey, un économiste Suisse, tout en ayant à l'esprit l'approche de la psychophysique de Gustav Fechner, car justement, le domaine économique se prêtait bien à l'étude de l'influence de la subjectivité (perception) sur l'objectivité (décisions aux conséquences quantifiables). Les chapitres qui suivent présente le fruit des recherches de Tversky et Kahneman, mais commençons par un peu d'histoire.
L'histoire de la théorie de l'attente
Au XVIIème siècle, Daniel Bernoulli (1700 -- 1782), un génie, un polymathe très pieux, développe la théorie de l'attente morale. Cette théorie est, aujourd'hui, dans son principe, largement enseignée dans les écoles de commerces. Bernoulli est le premier à formaliser l'idée qu'une même quantité d'argent peut avoir des utilités différentes. Pour lui l'utilité ou l'attente morale dépend de la quantité d'argent qu'un individu possède déjà. Ainsi, l'utilité de recevoir ou de perdre 1 millions en espèces ne sera pas la même si l'on possède déjà 1 million ou 10 million en espèces.Un navire de commerce européen au XVIIème siècle qui transporte peut être des épices garanties en espèces
Imaginons un riche marchand à Saint-Petersbourg et un modeste capitaine de bateau hollandais transportant des épices. On trouvera normale, morale, que se soit le riche marchand qui assure la cargaison. Bernoulli nous dit qu'en cas de perte, le riche marchand souffrirait moins que le capitaine car son attente du même million en espèces aura été moindre.Les limites de la théorie de Bernoulli
Malgré son immense succès, la théorie de l'attente morale de Bernoulli est remise en cause par nos deux psychologues amateurs d'économie. C'est peut être leur regard neuf sur la discipline qui leur a permit de voir que l'idée de l'empereur était mal vêtue.En effet, lors de longues marches et de discussions passionnées, Kahneman et Tversky réalisent que les variations de richesses ne sont pas prises en compte par la théorie de Bernoulli. Pour Bernoulli, seul le montant monétaire détenu à l'instant t compte. Pourtant, il semble que le gain ou la perte récente 1 million en espèces change la perception d'un nouveau gain ou d'une nouvelle perte monétaire.courbe d'utilité standard (attente morale): on voit que pour obtenir une même quantité d'utilité il faut dépenser de plus en plus d'argent lorsque l'on en a suffisamment (au dessus de $10000)
Prenons un exemple: une occasion se présente d'investir 2 millions dans une start-up bioagricole et que vous ayez 5 millions en banque. Dans un cas vous aviez 1 million et vous venez d'en hériter de 3 et dans l'autre vous aviez 8 millions et vous venez d'être victime d'un vol de 3 millions. Dans les deux cas vous avez 5 millions mais il est probable que l'opportunité de 2 millions soit plus attirante dans le premier cas que dans le second. Pensez-vous qu'il vous sera plus simple de faire cette investissement si vous aviez 2 millions en banques mais que vous venez d'en gagner 3 millions à la loterie ou si vous aviez 8 millions en banque et que vous venez d'en perdre 3 millions. Dans les deux cas vous avez 5 millions FCFA en banque. Cependant il est probable que l'opportunité d'affaire soit plus attirante dans le premier cas que dans le second parce que votre attente dépend des variations récentes de votre fortune.Daniel Kahneman s'étonne que sa découverte avec Tversky n'ai pas été faite avant. Elle lui semble simple et lui a valu une renommé internationale. Quelques années avant eux, Harry Markowitz avait proposé une révision de la théorie de l'utilité mais elle n'a pas attiré beaucoup d'attention.
L'aveuglement de la communauté scientifique face à une théorie fausse s'explique peut être par la difficulté cognitive de dé-apprendre et dé-croire. Pour le psychologue Daniel Gilbert, c'est fatiguant, cela demande trop de concentration et c'est peut-être trop demander à notre raison.
Notes de lecture #25 de "Thinking fast and slow" de Daniel Kahneman, 2011, chapitre 24, Partie 3