On dit les chypriotes soumis face aux décisions prises par la Troïka. C'est loin d'être le cas selon une française installée à Chypre.
Par San, depuis Chypre.
La sauvagerie de l’attaque a laissé les chypriotes pantois, et ils récupèrent tout juste du choc.Les banques sont restées fermées pendant 12 jours consécutifs mais en dépit de l’énervement de certains les premiers jours, ou du mouvement de panique provoqué par la rumeur répandue de la fermeture de la Laïki qui aurait entraîné la spoliation intégrale de tous ses épargnants, la population est restée calme.
Le jour de la réouverture, l’intégralité des médias guettait le bank run avec avidité à la sortie de toutes les agences, mais le calme de la population les a laissés sur leur faim, et d’après mes informations, tous les journalistes francophones ont quitté le pays le soir même, avant même la conférence de presse du gouverneur de la banque centrale, le fameux Panicos.
A ma connaissance actuellement à Chypre :
- une équipe télé française fait un reportage sur la vie à Chypre.
- un journaliste indépendant qui est, à la différence de ses compatriotes, arrivé le jour du « non bank run » et qui est classé 135è sur la « liste des intellectuels les moins invités à la télévision française » d'Enquête & Débat. Il s’agit de Pierre Jovanovic .
A la lecture de vos différents commentaires, je réalise que vous ne saisissez pas la situation actuelle et vous inquiétez de l’atonie des habitants.
Je pense comprendre pourquoi.
Tout d’abord ce qui est présenté par la presse comme un « accord obtenu à l’arrachée la nuit du 25 mars » n’en est pas un. Le texte n’est pas encore disponible en français mais celui circulant en anglais me parait clair.
Merci de me dire si j’en fais une mauvaise interprétation, ou encore les chypriotes.
Chypre et la Troïka se sont mis d’accord sur une feuille de route pour parvenir à un accord, qui devrait voir la prochaine étape de négociation début avril, et la conclusion finale la troisième semaine d’avril.
Le pays est en état de blocus financier, et un contrôle des changes qui ne dit pas son nom a été instauré. Les chypriotes ont bien compris que leur Euro valait moins désormais qu’un autre Euro européen, mais on continue à leur dire que sortir de la zone Euro constituerait une catastrophe.
Les affaires sont devenues plus lourdes à gérer.
L’activité économique reprend très lentement, les « affaires », qui étaient notre fond de commerce, sont devenues compliquées, même une simple importation de denrées alimentaires.
Les chypriotes assistent impuissants à la fuite des capitaux de leur pays, par incompétence ou par connivence. Chaque jour voit les enchères monter sur la longueur de la coupe de cheveux des grands comptes, et des taux affolants de 80% sont annoncés.
Ils écoutent avec distraction les déclarations de leurs président et ministres, n’y accordant aucune espèce d’importance particulière ou les contredisant avec virulence (on peut prendre pour exemple la déclaration du président d’abaisser ses rémunérations, alors qu’il compte parmi les plus grandes fortunes de l’île).
En revanche, ils entretiennent une discussion passionnée avec leurs députés. Pas un client cette semaine qui ne m’ait dit suivre les rebondissements avec passion, et ma clientèle fait plutôt partie de la classe moyenne-supérieure.
Les gens de la rue déclarent avoir décidé de couper la télévision, saoulés par l’excès d’information déversé et lui accordant une confiance toute relative.
D’autres montent des mouvements citoyens. L’un va proposer un site de troc, l’autre organise un gigantesque concert de musiciens agissant bénévolement, dont le prix d’entrée doit être payé en aliments non périssables pour venir en aide aux victimes de la « guerre bancaire », d’autres stérilisent gracieusement les chats errants pour leur épargner de futures souffrances, d’autres montent des groupes incitant les entreprises à baisser leurs prix, d’autres recueillent les idées pour changer la face du pays et inciter le tourisme, et la site est longue…
Tous affichent un calme olympien, un détachement qui pourrait ressembler à de l’indifférence. Pas un qui ne termine son exposé de l’indécence de la situation par l’une des phrases suivantes : « On a toujours le soleil, ça on ne pourra jamais nous le prendre », « On va s’en sortir, on s’en est toujours sortis ». Une banquière pouffait de rire en me parlant : « Ils veulent nous faire ça, à nous ? Ils pensent qu’on ne sait pas ? On est des banquiers tout de même, il ne faudrait pas nous prendre pour des idiots… »
Nous sommes de nouveau devant un week-end de 3 jours (et oui, 3 d’affilée), et beaucoup des gens que je fréquente me disent partir en week-end, comme d’habitude dans leur village familial (Nicosie est en cela comparable à Paris, on y passe rarement ses longs week-end).
Un village c’est quoi : des cafés, où les anciens se réunissent pour jouer au backgammon et refaire le monde, la maison de familiale, les produits du terroir, les discussions en famille. Les vieux sont écoutés ici. Ils ont vécu la guerre de 40 et le premier OXI grec à Mussolini ; 2004 et le OXI chypriote au plan Annan ; 2013 et le OXI du peuple à la Troïka. Ils sont malins. Ils savent. Ils vont expliquer, surtout à ceux qui n’auraient pas encore compris.
Le dimanche, il est de bon ton ici d’aller à la messe, d’autant que c’est actuellement carême. Mais depuis le début des événements, les églises sont encore plus fréquentées. Et vous connaissez la position de l’Eglise ici face à la Troïka.
Alors effectivement, vu de l’extérieur, on pourrait penser que la population s’est soumise. C’est ce qui plairait à beaucoup.
Mais je pense que c’est mal connaître et sous-estimer ce peuple, qui n’a pas fini de voir revenir les journalistes…