Dans "Skyfall", le dernier film de Sam Mendes, on trouve une scène qui semble anodine, dépourvue du fracas habituel accompagnant les explosions d'immeubles et autres cascades de voitures, mais qui pourtant dévoile à mon sens toutes les clés du film. De quoi s'agit-il ? Nous voyons un homme provisoirement seul, assis et silencieux, regardant un tableau dans un musée. Cet homme, c'est Bond. On comprendra très vite qu'il n'est pas venu à la National Gallery de Londres simplement par amour de l'art mais pour recevoir les instructions de sa prochaine mission et accessoirement le dernier gadget (très modeste) qui fait évidemment la marque de fabrique de cette série. Cependant l'agent 007 ne regarde pas n'importe quel tableau, il s'agit du "Dernier Voyage du Téméraire" de William Turner (1775-1851). On y voit un vieux navire, remorqué à son dernier mouillage pour y être démantelé. Quel rapport avec James Bond ? En y réfléchissant un peu, on peut trouver au moins trois analogies entre le chef-d'oeuvre de Turner que je ne me lasse pas d'admirer, et le destin du personnage crée par le romancier Ian Fleming.
Tout d'abord, le tableau est terminé en 1838-1839. Turner n'est plus très jeune puisqu'il a environ 63 ans (ce qui est un âge très avancé à l'époque), et mourra douze ans plus tard. L'artiste a connu un grand succès mais au moment où il achève son tableau, est probablement hanté par la mort et par la question de la postérité de son oeuvre. Le vieux peintre s'identifie-t-il a la destruction prochaine de cet immense vaisseau de ligne aux allures fantomatiques ? En tout cas, c'est un thème que l'on retrouve dans le film de l'auteur d'"American Beauty". En effet, je ne trahis pas un secret en disant que Bond est pris pour cible dès les premières minutes du film, et considéré comme mort par les services secrets britanniques.
Mais ce n'est pas tout. On sait qu'avant d'être mis hors service puis remorqué de Sheerness à Rotherhithe, le Téméraire était un vaisseau de ligne qui s'était particulièrement distingué en 1805 lors de la célèbre bataille de Trafalgar. Malheureusement dans les années 1830, on tournait la page de ces années glorieuses pour la marine anglaise, en substituant des bateaux à vapeur à ces majestueux vaisseaux des guerres napoléoniennes. En montrant le Téméraire aux couleurs pâles tiré par "un remorqueur noir trapu, crachant du feu et de la suie, avec en toile de fond un couché de soleil empourpré" (Erika Langmuir, National Gallery, le guide, Flammarion, 1996), le peintre a voulu opposer un âge héroïque désormais enterré, à l'âge industriel de la machine à vapeur, du règne de l'argent et de la montée de la bourgeoisie. On retrouve également ce parfum de fin d'époque dans "Skyfall" car lorsque Bond fait à nouveau surface, à la surprise de ses supérieurs, il semble obsolète. On découvre un homme blessé (physiquement et dans son amour propre), alcoolique et dont les performances physiques et les tests psychologiques sont très loin d'être satisfaisants. A l'instar du Téméraire, le vieux Bond semble appartenir à un autre âge, auquel succède l'ère de l'informatique avec son cortège de jeunes Hackers comme celui qu'il rencontre justement dans ce musée et qui incidemment lui indique qu'au fond on n'a plus guère besoin de lui, sauf pour tirer quelques coups de feu de temps en temps… En bref, un jeune pirate de l'informatique encore boutonneux, serait avec son ordinateur portable cent fois plus efficace qu'une dizaine d'agents aussi "téméraires" que Bond… Le "méchant" joué par Javier Bardem, ne lui tiendra pas un autre discours: vielles méthodes contre nouvelles méthodes, Téméraire contre bateau à vapeur.
Enfin, pour les spécialistes, Turner représente le peintre moderne qui a su renouveler le genre du paysage, et dépasser son maître et modèle Claude Lorrain incarnant la tradition. On peut imaginer que Sam Mendes se pose peu ou prou les mêmes questions, à la fois soucieux de perpétuer une tradition et de renouveler le genre. Bond est en effet reconnaissable à son humour, son Austin Martin, ses gadgets, son goût immodéré pour les belles femmes, son sens du patriotisme qui l'empêche de pactiser avec ceux qu'il combat, et en même temps le réalisateur ouvre une brèche, pire, il transgresse une règle fondamentale qui lui permet de rompre avec une tradition née en 1962, date du premier James Bond. En effet, cinquante ans plus tard, Sam Mendès tue le mythe… Quand on regarde successivement les 7 films interprétés par Sean Connery, l'unique film de George Lazenby, les 7 films de Roger Moore, les deux films de Timothy Dalton, ou les plus récentes productions avec Pierce Brosnan et de Daniel Craig, on s'aperçoit que James Bond ne vieillissait jamais. Dès lors que le corps de l'acteur montrait les signes du déclin physique (ou bien qu'il ne semblait pas à la hauteur du personnage) on le remplaçait immédiatement, en espérant que le choix serait le bon. Par conséquent, nous avions un personnage mythique qui à l'instar de Peter Pan, ne vieillissait jamais à l'écran. Ceux qui avaient connu Bond trentenaire dans les années soixante, le retrouvaient toujours aussi séduisant et dans une forme olympique dans les années 2000. Mendès en deux heures, brise le mythe: Bond est d'une certaine manière humanisé, il est l'agent secret presque "normal", parfois fatigué, dépassé mais capable tout de même de se dépasser. C'est précisément ce que j'ai appelé la "vraie mort de James Bond", et qui le fait probablement entrer dans la modernité. On pourra difficilement revenir en arrière...