Elle s’était toujours dit qu’elle refuserait de porter les couleurs du deuil. Que le noir et le gris seyaient mieux aux très vieilles dames. Et que, s’il
Elle s’était dit que, ce jour-là, famille et amis feraient la fête. C’est ce qu’il aurait souhaité : que tous ensemble ils trinquent au repos de son âme de jardinier. À cette fête elle s’était présentée, vêtue de son tailleur vert pomme, celui qu’il aimait tant. Ce fut une belle et triste fête. Bientôt, pour elle, le deuil allait commencer.
Comme le maître n’était plus, le vieux chien s’était laissé mourir. Discrètement il s’en était allé sur le chemin des longues randonnées.
« Maintenant que te voilà toute seule au bout du rang, il faudrait veiller à remplacer le chien », lui avait suggéré l’aîné de ses enfants. Remplacer, le mot était plutôt mal choisi. « On ne remplace pas un animal, s’était-elle dit, on l’accueille un beau jour dans sa vie. Un voisin nous fait cadeau d’un chiot ou bien on ouvre sa porte à un chien errant. » Sur la ferme, il en avait toujours été ainsi. Du moins, du temps de son mari.
Du temps de son mari. L’expression qui allait désormais confirmer l’éclatement de son univers intime. Depuis l’enterrement elle avait commencé à compter les jours. Sans lui. Comme elle le faisait autrefois quand son travail saisonnier l’éloignait d’elle. Deux jours déjà. Deux jours à vaquer somnambule aux petits travaux quotidiens. L’esprit ailleurs et en même temps ici, dans cette maison centenaire où chaque objet lui rappelait sa présence et où il lui faudrait dorénavant habiter toute seule le silence.
Avant lui, elle avait cru voir dans le silence des hommes une façon bien à eux de s’esquiver, de prendre la fuite. Pourtant elle avait fini par épouser la manière d’être de cet homme de peu de mots qu’était son mari.
« La parole libère. La parole emprisonne aussi. Parfois il vaut mieux se taire et, comme les plantes, esquisser une danse et se tourner vers le soleil », avait-il coutume de dire.
Ensemble ils avaient dansé. Ensemble ils s’étaient tournés vers le soleil. Et avaient développé, au fil des jours, à travers des sourires, des regards complices, des mains qui se touchent, une façon d’être, dans le silence, présents l’un à l’autre.
Maintenant le silence de la maison l’oppressait. Quand chaque nuit, blottie dans le grand lit, lovée au creux du vieux matelas qui avait gardé l’empreinte du corps de son mari, elle se surprenait à l’attendre. Quand, à l’affût du bruit de ses pas dans les marches de l’escalier, son cœur et son corps persistaient à nier l’évidence. Quand jusqu’au sommeil, elle se forçait à répéter à haute voix qu’il ne reviendrait pas, qu’il ne reviendrait plus. Pour se réveiller à l’aube et, les yeux rougis, les yeux cernés, appréhender un autre jour…
Elle s’apprêtait à arroser l’étonnant spécimen lorsqu’une petite voix moqueuse lui chuchota soudain : « Regarde, elle danse. Chaque jour elle se tourne vers le soleil. »